jeudi 31 juillet 2014

À propos du poème « Portrait Académique » de Paul VERLAINE.




Ce commentaire de texte m’a été suggéré par l’étude que fait de ce poème Monsieur Jean Louis AROUI dans son article sur la « Métrique des Sonnets Verlainiens » (2).

Le poème « Portrait Académique » porte le numéro VI du volume « Invectives » qui paraît en 1896. Il s’agit d’un volume posthume publié par les soins de l’éditeur Léon VANIER qui en assure l’élaboration à partir d’un ensemble de poèmes, dont certains sont anciens, une élaboration faite sans grand respect, semble-t-il, d’une table des matières autographe de l’auteur qui elle-même ne paraissait pas définitive (8) (9).

J’ai pris comme référence pour le texte de ce poème l’édition des « Œuvres Complètes de Paul VERLAINE » d’Albert MESSEIN (1).

Fleur de cuistrerie et de méchanceté
Au parfum de lucre et de servilité,
Et poussée en plein terrain d’hypocrisie,

Cet individu fait de la poésie
(Qu’il émet d’ailleurs sous un faux nom « ! Pompeux ! »,
Comme dit Molière à propos d’un fossé bourbeux).

Sous l’empire il émargea tout comme un autre,
Mais en catimini, car le bon apôtre
Se donnait des airs de farouche républicain :

Depuis il a retourné son casaquin
Et le voici plus ou moins qu’opportuniste.

Mais de ces hauts faits j’arrête ici la liste
Dont Vadius et Trissotin seraient jaloux.

Pour conclure, un chien couchant aux airs de loup.
               
                               ***


Structure de ce texte:

premier tercet :
m 11 A1    où m représente une rime masculine, 11 représente le nombre de pieds et A1 la rime
m 11 A2
f   11 B1    où f représente une rime féminine

deuxième tercet :
f   11 B2
m 11 C1
m 13 C2

troisième tercet :
f 11 D1
f 11 D2
m 13 E1

premier distique :
m 11 E2
f 11 F1

second distique :
f 11 F2
m 11 G1

vers isolé :
m 11 G2

Le premier tercet :

Il est consacré à une caractérisation du sujet de cette charge par ses divers travers : cuistre, méchant, avide, servile, hypocrite…
On compte deux « tares » par vers pour les deux premiers vers et une seule pour le troisième mais dont la présentation imagée véhicule une puissante image (la strophe évoque des herbes folles poussées sur du fumier) de renforcement car, non seulement le poète visé (Leconte de Lisle) est accablé des travers que les deux premiers vers décrivent mais en plus ce troisième vers affirme qu’il dissimule tous ses défauts derrière un dernier « englobant » tous les autres et les aggravants encore : l’hypocrisie.
Les mots employés sont suggestifs « fleur de » fait surgir l’idée d’un aboutissement extrême des deux qualificatifs suivants « cuistrerie » et « méchanceté ». « Au parfum de » amène l’idée d’un artifice au service des deux qualificatifs suivants : « lucre » et « servilité ».
Le second tercet :
Il sert à préciser de qui Verlaine parle. Son premier vers indique qu’il s’agit d’un confrère poète, le second ajoute au travers déjà explicité un travers supplémentaire : la vanité mais permet surtout avec le troisième vers d’introduire la touche explicative qui désigne explicitement le poète objet de la vindicte de Verlaine. Cette touche use d’un humour ironique et cinglant, médié par l’expression « fossé bourbeux » qui permet de définir par son caractère circulaire une « isle » aussi vaniteuse qu’imaginaire.
Cette dernière affirmation est par ailleurs d’une parfaite mauvaise foi car le nom de famille de la victime de Verlaine est réellement « Le Conte de Lisle » ramassé en « Leconte de Lisle » par son porteur lui-même et sans aucune prétention de sa part à la moindre origine nobiliaire (14). Par ailleurs si Leconte de Lisle que la révolution de 1848 avait enflammé d’un zèle républicain, se trouvait en effet avoir plus tard bénéficié des largesses de Napoléon III, ce n’est que contraint par une grande pauvreté qu’il s’était résolu à accepter la gratification que celui-ci lui proposait (14).
Pour autant, qu’un portrait « charge » recoure à l’outrance et à la mauvaise foi ne devrait pas étonner, nous ne sommes pas là dans la biographie. Caricature et hagiographie sont deux genres qui possèdent la licence d’altérer la réalité pour servir leur but.
Ces deux premiers tercet qui donc tous les deux servent à caractériser la personne visée forment clairement une unité que renforce encore l’usage comme dernier vers d’un mètre « long » de 13 pieds qui vient clôturer cette première diatribe.
Le troisième tercet :
Il détaille pour la fustiger la conduite passé du sujet de cette charge.
Le premier distique :
Épingle, quant à lui la conduite actuelle de Leconte de Lisle (avec, ici aussi, une solide dose de parti pris et de mauvaise foi qui font tout le sel de cette charge).
Ce troisième tercet et ce premier distique  ont chacun leur unité mais se complètent l’un l’autre.
Le second distique :
Celui-ci se traduit très facilement pour le premier vers en : « Je m’arrête là - (par ce que je ne veux pas apparaître excessif) mais si je voulais, je pourrais en dire… » pour le second vers grâce à l’usage de ce «Vadius et Trissotin» emprunté au Molière des Femmes Savantes où Vadius fait référence à la pédanterie grammairienne de Ménage et Trissotin à la pédanterie rimée de l’abbé Cottin dont la longue liste des travers et des actions condamnables est supposée ne pouvoir donner qu’une faible idée de celles et ceux de Leconte de Lisle.
Le vers isolé « conclusif » :
Il termine le poème en résumant avec brio les noirceurs de Leconte de Lisle dans
la forme ramassée d’un octosyllabe qui pourrait presque passer dans le langage courant comme une expression toute faite.


« Historique » de la vindicte Verlainienne :

La datation de la composition du poème de Verlaine pourrait nous permettre de mieux comprendre les raisons de son antipathie et de son expression soudain plus virulente.

Certains des textes du recueil « Invectives » ont été publiés individuellement dans des revues. J’ignore exactement lesquels mais « Portrait Académique » ne semble pas en faire partie. Dans le volume « Parallèlement – Invectives » des éditions de Cluny 1947 (6) 19 des 69 textes « d’Invectives » sont accompagnés d’une date plus ou moins précise, «Portrait Académique » n’en comporte aucune. 

À ses débuts Verlaine est un parnassien parmi ces parnassiens qui reconnaissaient Leconte de Lisle comme leur « Maître ». Il écrit dans l’épilogue des « Poèmes Saturniens », son premier recueil, ces vers (3)fameux à force d’avoir été repris dans de nombreux ouvrages et manuels :
« À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement, »

qui sont l’illustration parfaite de l’école dont il se réclame alors.

À l’autre extrémité de sa carrière, à l’occasion de la réédition des « Poèmes Saturniens », il écrit dans un texte intitulé « Critique des Poèmes  Saturniens », paru dans la « Revue d’Aujourd’hui », le 15 mars 1890, citant à la fois Victor Hugo et « Monsieur Leconte de Lisle » : « quelles que fussent pour demeurer toujours telles, mon admiration du premier et mon estime esthétique de l’autre,… ».
A cette date, comme la suite de cet article le montre, il ne renie rien de son passé de Parnassien : « ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons camarades quasiment tous, et poètes incontestables pour la plupart au nombre de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. » (3)

Pourtant, « Portrait Académique » constitue une violente diatribe contre le principal des Parnassiens, à qui, cette fois, il n’est même plus reconnu sa qualité de poète.

Quelle peut être l’origine de cette rancune brutalement éruptive ?
Elle semble venir de loin, en effet dans sa note sur « Portrait Académique » Yves Gérard Le Dantec écrit (6) « on reconnaît ici sans peine Leconte de Lisle, que Verlaine haïssait et qui le lui rendait bien. »
De même, Jean-Marc HOVASSE (7) écrit ce commentaire à l’article de Verlaine du 15 mars 1890 dans la « Revue d’aujourd’hui » : « Verlaine a toujours eu un compte à rendre personnel avec Leconte de Lisle… ».

S’agit-il d’une jalousie professionnelle alimentée par l’évolution divergente d’avec le Parnasse de Verlaine ?
S’est-elle trouvée renforcée (alimentée ?) par des opinions politiques opposées (Verlaine à la fin de sa vie est contre la République)?
Évoquant ce rôle de la politique dans la vie et l’œuvre du poète, Stève Murphy (4) écrit à propos d’autres poèmes de Verlaine: « Le rapport entre la « ballade de la vie en rouge » et la « ballade en l’honneur de Louise Michel » est clair : la révolutionnaire a été déportée après la Commune, mais Verlaine aussi a subi les conséquences de son comportement ; il a perdu son travail et… Leconte de Lisle aurait regretté qu’on ne l’ait pas fusillé (guillotiné pour un autre auteur (5)). »

La tentative de Verlaine de se faire élire à l’Académie Française, il pose sa candidature en 1893, tentative qui se solde par un échec sans doute ressenti comme particulièrement humiliant puisque aucune voix ne se porte sur son nom, est-elle l’occasion d’un renforcement de la « haine » Verlainienne à l’encontre de Leconte de Lisle, académicien depuis février 1896 et dont il pense peut-être qu’il lui doit plus spécifiquement ce désaveu total de l’institution ?
Leconte de Lisle, titulaire du titre honorifique de « Prince des Poètes » dont Verlaine héritera par élection en août 1894 après la mort de son confrère survenu le 17 juillet…

 « Portrait Académique » est forcément postérieur à 1886, date de l’élection de Leconte de Lisle à l’Académie qui lui vaut son titre. Sa candidature malheureuse est-elle chez Verlaine l’occasion de l’exacerbation de son ressentiment et celle de la composition de ce texte ?

Cette hargne Verlainienne ne participe-elle pas aussi d’une évolution plus générale du poète que l’on voit écrire des lignes de plus en plus critiques voire outrées, également à l’égard de Victor Hugo à qui pourtant il vouait des sentiments bien différents auparavant (7) ?

Vieillir est difficile, vieillir dans la misère et les difficultés de tous ordres avec la conscience pourtant de sa valeur est encore bien pire. L’aigreur jusqu’à l’outrance peut avoir des vertus consolatrices, malheureusement sans doute fugaces.


Un peu de controverse :

Monsieur Jean-Louis AROUI, dans son étude des sonnets Verlainiens (2), fait de « Portrait Académique », non sans hésitation, un sonnet.

Pour un lecteur non universitaire, je veux dire pour le lecteur quelconque de poésie que je suis, ce parti pris est très troublant.

Mon premier contact avec la notion de sonnet date de ma rencontre, il y a longtemps, avec le «Traité de Versification » de Monsieur Ph. MARTINON (10). À cette époque, les choses sont simples pour moi. Le sonnet, poème à forme fixe, possède une structure immuable que le XVIIe siècle fixe ainsi : ABBA ABBA CCD EDE, deux quatrains, suivis de deux tercets, rédigés en alexandrins réguliers, enfin, le dernier vers, « la chute » du sonnet se doit de contenir un trait d’esprit, une pointe, un résumé élégant du tout.

Mais la lecture, notamment de Ronsard, fait  bien vite découvrir des variations dont les deux principales sont la forme CCD-EED des tercets et l’usage du décasyllabe plutôt que de l’alexandrin(12).

Et puis ?

Et puis, la fin du XVIIIe siècle néglige cette forme poétique sans doute un peu galvaudée par un usage intensif (13) et le 19e entame avec entrain une entreprise d’élaboration de variantes, les unes « sages » dont la structure est soit très proche de celle du sonnet « régulier », par exemple en ABAB-ABAB-CCD-EDE dans certains textes de Mallarmé ou de Rimbaud, soit offre une parenté évidente avec celle-ci, comme dans le texte «Keepsake » d’Albert Samain (13) en :ABBA-ABBA-CDC-DCC+D soit 15 vers, les autres très « fantaisistes » où la disposition typographique en quatre petits paragraphes des lignes de prose justifie seule l’appellation « sonnet » ainsi de « La Voix » de Rémy de Gourmont (13).

Cette pratique de « justification typographique » culmine au XXe siècle, où nous trouvons sous nombre de plumes des textes intitulés « sonnet » et disposés en deux groupes de quatre lignes suivies de deux autres de trois lignes sans rime aucune (ainsi de « La Mort Simple » d’Alain Bosquet (13)).

Où se situe le « Portrait Académique » de Paul Verlaine ?

Tout d’abord, son auteur ne le revendique nulle part comme un sonnet.
Mais… Il comporte 14 vers comme les sonnets.
Et manifestement il possède dans son 14e vers une « chute ».
Laissons la disposition typographique de côté, à elle seule elle ne prouve rien dans un sens comme dans l’autre.
Par contre la succession des rimes, le regroupement des strophes en deux tercets, un tercet plus un distique puis un distique isolé et le vers isolé de la conclusion (regroupement dont je crois qu’il répond à la volonté et sert le dessein précis de l’auteur) enfin, mais de manière plus accessoire, les mètres utilisés, ne sont pas d’un sonnet.

Le sonnet : poème à forme fixe… Qu’est-ce qu’un poème ? Une cadence, une mesure, une musique que l’on entend et non pas, certainement pas, qu’on regarde (qu’on lit) !
Un poème à forme fixe ? Une mélodie dont la tonalité, la sonorité, se retrouve de pièce en pièce du même type et d’auteur en auteur, grâce à l’artifice d’une composition réglée, codifiée, qui demeure, au moins globalement, identique à elle-même.

Voilà ce qui à propos de ce « Portrait Académique », me fait écrire cette conclusion :

Un sonnet ? Tout de bon ?
Ah, Monsieur Aroui,
Je vous entends dire : « oui »
Et je pense que non.

                                                                              ***

Bibliographie.

1 – Œuvres Complètes de Paul Verlaine. Paris – Albert Messein Editeur 1923.
2 – Métrique des Sonnets Verlainiens. Jean-Louis Aroui. Revue « Verlaine », 7-8, 2002, pp. 149-268.
3 – Verlaine – Œuvres Poétiques. Edition de Jacques Robichez. Garnier-Flammarion 1969.
4 – Verlaine. Revue « Europe », n°936, avril 2007, pp. 3-246.
5 – Verlaine. Revue « Europe », n° 545-546, septembre-octobre 1994, pp. 3-155.
6 – Parallèlement-Invectives. Paul Verlaine. Vol. n°30. Editions de Cluny 1947.
9 – L’intense fureur de Verlaine dans ses « Invectives »  http://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/lintense-fureur-de-verlaine
10 – Dictionnaire des Rimes Françaises précédé d’un Traité de Versification de Ph. Martinon – Larousse 1965.
11 – Le Sonnet. Folio plus-Classiques. N°45. 2005.
12 – Soleil du Soleil –Anthologie du Sonnet français de Marot à Malherbe. Edition de Jacques Roubaud. NRF. Poésie Gallimard. 1999.
14 –  Leconte de Lisle. Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr) Source : Article Leconte de Lisle de Wikipédia en français (http://fr.wikipedia.org/wiki/Leconte_de_Lisle).



                                                                              ***






                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        31.07.201.

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