mercredi 9 mars 2016

Joachim du BELLAY: Versification.



UNE VERSIFICATION PLUS SOUPLE.
Réflexions sur les vers de Joachim du Bellay dans sa traduction de l’Énéide.


Du Bellay, né en 1522, meurt en 1560. Il publie la fameuse « Défense et Illustration de la Langue Française », manifeste de la nouvelle école poétique de la Pléiade en 1549, un an après que Thomas Sébillet (1512–1589) ait fait lui-même paraître son « Art Poétique François ».
Sa traduction en vers français du IVème, d’un fragment du Vème (« La Mort de Palinure ») et du VIème livre de l’Énéide de Virgile date des années 1522–1560.
Le texte dont je me suis servi est celui de l’édition critique d’Henri CHAMARD, publié par la Société des Textes Français Modernes-Droz. 1931[i]

Si du Bellay et, plus généralement tous ses amis de la Pléiade, entendent rompre avec la poésie qui les a précédés, c'est-à-dire celle de Clément Marot (1496–1544) et de son époque, c’est plus en délaissant certaines formes poétiques pour en introduire de nouvelles, en abandonnant certains styles, jugés archaïques, et en rénovant la langue qu’en bouleversant les règles de la poésie, en frappant d’interdit certaines pratiques ou en édictant des règles intransigeantes dont la transgression vous interdirait tout droit au titre de poète.

Au siècle suivant l’état d’esprit de Boileau comme celui de Malherbe sera tout différent.
Au nom du goût d’une époque, un goût que l’on promeut au rang d’étalon or de l’art et de la beauté, ils érigeront un art des vers aussi complexe que rigide. Il est incontestable que son respect a donné naissance à des chefs-d’œuvre en grand nombre mais ceci ne démontre pas pour autant que ce corpus de loi constitue le seul et unique moyen de créer des chefs-d’œuvre ainsi que l’a amplement prouvé l’évolution de la poésie au XIXème et au début du XXème siècle.

Quant à la révolution romantique, initiée par ce géant national qu’était et que demeure Victor Hugo, elle fut, tout compte fait, d’une grande timidité technique. Les nouveautés qui y choquaient le plus les « gardiens du temple » de ce temps étaient loin d’offrir à la poésie et à son vers une structure aussi souple que celle que lui permettaient les usages de la Renaissance.
Il suffit pour s’en convaincre d’aller jeter un œil sur les traités de versification publiée du vivant de ce grand poète comme longtemps après que l’école romantique (et bien d’autres également) ait cessé d’exister.

Par exemple le traité de poésie de Théodore de Banville (1823–1891)[ii], où le traité de versification de Maurice Grammont (1866–1946)[iii].

Ceci pour ne rien dire de notre époque où, en matière de techniques de versification on trouve des tenants de la « déconstruction », de l’absence et du rien, mais également des « perfectionnistes » invétérés qui iraient volontiers jusqu’à prohiber les « hiatus intérieurs » (rencontre de deux voyelles à l’intérieur d’un même  mot comme par exemple dans « tiare » et bien sûr non pas dans « taire » ou les deux voyelles s’associent pour produire un autre son) [iv] et des excessifs délicats, partisan de retrancher de la langue poétique un certain nombre de mots qu’ils jugent insuffisamment relevés[v].

Que constate-t-on donc à la lecture des livres IV et VI de l’Énéide mis en vers français par Joachim du Bellay ?

Que le fameux « » muet n’est à l’origine d’aucune difficulté d’usage.
En effet :
-          soit il s’élide devant une voyelle comme dans ce vers : « Comme Panthé(e) alors que son erreur », vers 841, page 290, Énéide livre IV,
-          soit on le compte pour un pied, comme on le faisait aux époques précédentes, quand il ne peut être élidé, et cet e, « au contraire » de ce qui se passe dans le langage parlé, doit alors être prononcé comme dans ces hendécasyllabes : «Elle asseura la pensée douteuse », vers 103, page 264, Énéide livre IV, ou : «Alors j’ostay sous une nue vide », dans « La Mort de Palinure », vers 49, page 336, de ce même tome VI des « Œuvres Poétiques » de Joachim du Bellay,
-          soit, et mieux encore en matière de souplesse et de facilité de composition, on pratique l’élision de l’e muet « tel qu’il se parle » et ce malgré la succession d’une consonne. Cette élision est alors marquée dans le texte par une apostrophe.
Ainsi : « De l’art magiqje fais l’expérience. », Vers 890, page 291, Énéide livre IV, ou,
«Qu’ellfeinct d’Averne avoir été puyzées. », vers 926, page 293, Énéide livre IV.

A la page 333 de ce même tome VI des œuvres de du Bellay se trouve reproduit un sonnet de Jean Antoine de Baïf à du Bellay dans lequel Baïf a recours aux mêmes pratiques d’élision du « e » muet que du Bellay attestant ainsi de la généralité de leur usage :
« Jusq’ à l’égal des vulgaires parfaictz » (deuxième vers du premier quatrain de ce sonnet).

Autre adjuvant bienvenu participant à la souplesse et à la créativité poétique, les néologismes, cette création de vocables si chers à l’auteur de la « Défense et Illustration de la Langue Française. »
Ainsi de ce qualificatif : «treluysant » dans : «Va degayner son glaive treluysant », vers 1044, page 297, Énéide livre IV, ou :
«pie-sonnant » (qu’il faut lire : « pié-sonnant », l’usage des  accents ne se formalise qu’au courant du XVIe siècle), dans « l’épitre–préface à Jean Morel » vocable dont la note 3 de la page 251 de ce tome VI des « Œuvres Poétiques » de du Bellay précise qu’il s’agit d’une « traduction( littérale) du latin « sonipes » qui désigne le cheval » par le bruit que font ses sabots sur la route.

Tâchons d’imaginer comment nous pourrions tirer parti de nos jours de la richesse de ce procédé :
« Tous méprisaient cette folâtre  offerte–en–rue,
Que, bon samaritain, moi seul j’ai crue. »
« Offerte-en-rue » avec ou sans traits d’union, pour « prostituée », « péripatéticienne » ?
Le «magoulitique » pour désigner un politique rompue aux magouilles ( usant pour ce faire, de cet inépuisable procédé stylistique que l’on nomme le «mot–valise ) [vi] ?

Nous ne ferions d’ailleurs là que suivre une tradition, rappelons-nous le fameux :
« Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth »
qui permet la rime avec « demandait » dans l’un des quatrains du « Booz Endormi » de Victor Hugo[vii].
Cette remarquable cité de « Jérimadeth » n’étant tout simplement que : « J’ai rime à –dait-» (le «-dait-» qui termine « demandait », quatrième vers du quatrain incriminé) !

Toute personne qui s’est un jour intéressée à la poésie a forcément appris que pour avoir le droit de considérer que ce que l’on vient d’écrire est bien de la poésie il faut que les rimes dont on use soient « suffisantes » c’est-à-dire qu’outre l’identité de sonorité terminale il faut que la consonne qui précède la dernière voyelle tonique des mots qui doivent rimer soit la même (c’est la consonne « d’appui »).
Par exemple : « voyante/payante » constitue une rime « suffisante » mais pas : « agaçante/suffisante ».
L’assonance (répétition de la voyelle tonique d’un vers à l’autre sans tenir compte des consonnes précédant ou suivant la voyelle par exemple : « écarte/éclate »), qui fut pourtant la technique employée dans les poèmes les plus anciens et notamment les chansons de geste, n’est, théoriquement, pas utilisable en poésie.

Heureusement bien des poètes modernes n’en ont tenu aucun compte, Apollinaire notamment, dans « Le Larron »[viii] du recueil « Alcools »,  où ce « roi ladre » vient rimer avec « un vieux coq de Tanagre », mais surtout dans ce merveilleux « Pont Mirabeau »[ix] qui n’aurait pas vu le jour si le poète s’était refusé cette heureuse liberté car ce poème est tout particulièrement « assonancé » :
« Scène/revienne » au premier quatrain,
« Courante/lente » au troisième quatrain,
« Semaines/reviennent » au quatrième quatrain.

Qu’en est-il de la rime dans l’Énéide selon Joachim du Bellay ?

Le plus souvent qu’il est possible, elle est « suffisante » avec une identité de la consonne d’appui mais sans qu’il s’agisse là d’une règle intangible, autre preuve de souplesse, et c’est ainsi que l’on voit rimer : « certaine » avec « demaine », vers 1013 et 1014, page 296, ou «depeinct » et «teinct », vers 1003–1004 page 296, comme aussi « Dieu » et « lieu », vers 1035–1036 ou « Dieu »  et  « Joyeux»,  vers 1039–1040, page 297.

Aucune attitude dogmatique chez notre Angevin. Un coup d’œil sur son texte suffit pour s’apercevoir qu’il ne se soucie pas de l’alternance stricte des rimes  masculines  et féminines, une  règle qui deviendra absolue et quasi intangible pour presque tous les poètes des siècles suivants. Que ce soit dans le livre IV, le fragment du V, ou dans le livre VI de l’Énéide, on trouve d’innombrables exemples qui le démontrent.
Ainsi des vers 1427 à 1430 du livre V, page 305 qui voient se succéder à la rime : « paupière/lumière » suivies «d’eslevee/trouvee » ou des vers 287 à 290 du livre VI, page 351 où l’on note l’un après l’autre : « creuse/écumeuse » et « envie/vie ».

Cette règle draconienne de l’alternance rime masculines/rimes féminines disparaîtra d’ailleurs chez nombre d’auteurs du XXe siècle notamment chez Louis Aragon qui, de plus, s’accorde cette licence iconoclaste de faire rimer ensemble masculin et féminin comme par exemple dans le poème « Le Monde Illustré »[x] où le premier vers du troisième quatrain : « Dans la forêt désenchantée » rime au quatrième vers avec : « Au soleil de la cruauté » !

Enfin, et toujours dans ce même domaine, la rime du simple avec le composé ne gêne pas Joachim du Bellay ainsi :
«La Grand’prestresse impatiente enrage
Par la caverne : et d’autant que la rage… »
vers 135–136, l’Énéide livre VI, page 346
ou : la rime de « temps » et de « printemps » dans « Plusieurs Passages De Poetes Grecs Et Latins », au passage XXXVII, vers 15 et 16, page 427 :
« Se fiant maintenant en la doulceur du temps,
S’ose bien descouvrir aux chaleurs du printemps. ».

Il existe, à l’évidence, chez du Bellay, un primat du couple rythme et musique/ sens, sur la rigidité théorique de toute règle.
Et quoi de plus justifié ?

Ce bon sens ou cette juste intuition de l’auteur des « Regrets » se retrouve dans son attitude face aux problèmes du hiatus,  présence à la fin d’un mot et au début du mot suivant de deux voyelles, une rencontre formellement proscrite par Malherbe et une proscription que certains seraient prêts à étendre jusqu’à des mots qui  hébergent en leur sein cette effroyable rencontre, côte à côte, de deux voyelles[xi]. Cette juxtaposition de voyelles ne pose aucun problème à Joachim du Bellay et l’on trouve ainsi dans la « Mort de Palinure », tirée du Vè livre de l’Énéide :
« Voici après un horrible exercite… », vers 71, page 337, dont on comprend mal qu’il puisse choquer en quoi que ce soit ou qu’il doive être tenu pour plus illégitime que «scia » du verbe scier.
De même « Je voudrois bien n’y avoir autrefois », vers 667, page 365, après tout le mot « dialogue » est bien permis tout comme « nia » du verbe  nier ».
Il est cependant bien évident que certains hiatus sont indéfendables pour l’oreille, par exemple : « et à bride abattue,usa du temps qui lui restait » mais pourquoi faudrait-il se récrier devant « et à bride abattue, il chevaucha » ?
Ce hiatus « -tue/il » ne sonne ni plus mal ni mieux que celui qui se trouve naturellement dans             « tuiles ».

Tout n’est qu’une question d’oreille et sans doute aussi un peu de mode, celui qui compose recherche une musique et un rythme, pour les obtenir il n’y a aucune raison qu’il se prive de l’une ou l’autre catégorie d’outils.









[i] Joachim du Bellay. Œuvres Poétiques. Tome VI – Discours et Traductions. Société des Textes Français Modernes. Edition critique publiée par Henri CHAMARD – DROZ 1931.
[ii] Petit Traité de Poésie Française. Théodore de BANVILLE. Fasquelle 1935.
[iii] Petit Traité de Versification Française. Maurice GRAMMONT. Armand Colin 1947.
[iv] « Comment on traite la Langue française ». Abel LETALLE. Édition Jouve. 1935. Page 119.
[v] « Un Rêve Fait à Mantoue » suivi de l'essai : « La Poésie Française et le Principe D'Identité ». Yves BONNEFOY. Mercure de France. 1962. Page 104.
[vi] « Figures de Style ». Axelle Beth, Elsa Marpeau. Librio. 2007. Page 20.
[vii] « La Légende des Siècles ». Victor Hugo. Tome Premier. Page 40. Flammarion. 1924 (?).
[viii] « Alcools ». Guillaume Apollinaire. Poésie Gallimard. 1976. Page 69–74.
[ix] « Alcools ». Guillaume Apollinaire. Poésie Gallimard. 1976. Page 15–16.
[x] « Le Crève-Cœur–Le Nouveau Crève–Cœur. » Louis Aragon. Poésie Gallimard. 2001. Page 88–89.
[xi]« Comment on traite la Langue française ». Opus Citatis.