UNE VERSIFICATION PLUS SOUPLE.
Réflexions sur les vers de Joachim du
Bellay dans sa traduction de l’Énéide.
Du Bellay,
né en 1522, meurt en 1560. Il publie la fameuse « Défense et Illustration de la
Langue Française », manifeste de la nouvelle école poétique de la Pléiade en
1549, un an après que Thomas Sébillet (1512–1589) ait fait lui-même paraître
son « Art Poétique François ».
Sa
traduction en vers français du IVème, d’un fragment du Vème (« La Mort de
Palinure ») et du VIème livre de l’Énéide de Virgile date des années
1522–1560.
Le texte
dont je me suis servi est celui de l’édition critique d’Henri CHAMARD, publié
par la Société des Textes Français Modernes-Droz. 1931[i]
Si du Bellay
et, plus généralement tous ses amis de la Pléiade, entendent rompre avec la
poésie qui les a précédés, c'est-à-dire celle de Clément Marot (1496–1544) et
de son époque, c’est plus en délaissant certaines formes poétiques pour en
introduire de nouvelles, en abandonnant certains styles, jugés archaïques, et
en rénovant la langue qu’en bouleversant les règles de la poésie, en frappant
d’interdit certaines pratiques ou en édictant des règles intransigeantes dont
la transgression vous interdirait tout droit au titre de poète.
Au siècle
suivant l’état d’esprit de Boileau comme celui de Malherbe sera tout différent.
Au nom du
goût d’une époque, un goût que l’on promeut au rang d’étalon or de l’art et de
la beauté, ils érigeront un art des vers aussi complexe que rigide. Il est
incontestable que son respect a donné naissance à des chefs-d’œuvre en grand
nombre mais ceci ne démontre pas pour autant que ce corpus de loi constitue le
seul et unique moyen de créer des chefs-d’œuvre ainsi que l’a amplement prouvé
l’évolution de la poésie au XIXème et au début du XXème siècle.
Quant à la
révolution romantique, initiée par ce géant national qu’était et que demeure
Victor Hugo, elle fut, tout compte fait, d’une grande timidité technique. Les
nouveautés qui y choquaient le plus les « gardiens du temple » de ce temps
étaient loin d’offrir à la poésie et à son vers une structure aussi souple que
celle que lui permettaient les usages de la Renaissance.
Il suffit
pour s’en convaincre d’aller jeter un œil sur les traités de versification
publiée du vivant de ce grand poète comme longtemps après que l’école
romantique (et bien d’autres également) ait cessé d’exister.
Par exemple
le traité de poésie de Théodore de Banville (1823–1891)[ii],
où le traité de versification de Maurice Grammont (1866–1946)[iii].
Ceci pour ne
rien dire de notre époque où, en matière de techniques de versification on
trouve des tenants de la « déconstruction », de l’absence et du rien, mais
également des « perfectionnistes » invétérés qui iraient volontiers jusqu’à
prohiber les « hiatus intérieurs » (rencontre de deux voyelles à l’intérieur
d’un même mot comme par exemple dans «
tiare » et bien sûr non pas dans « taire » ou les deux voyelles s’associent
pour produire un autre son) [iv]
et des excessifs délicats, partisan de retrancher de la langue poétique un
certain nombre de mots qu’ils jugent insuffisamment relevés[v].
Que
constate-t-on donc à la lecture des livres IV et VI de l’Énéide mis en vers
français par Joachim du Bellay ?
Que le
fameux « » muet n’est à l’origine d’aucune difficulté d’usage.
En effet :
-
soit il s’élide devant une voyelle comme dans ce
vers : « Comme Panthé(e) alors que son erreur », vers 841, page 290, Énéide
livre IV,
-
soit on le compte pour un pied, comme on le
faisait aux époques précédentes, quand il ne peut être élidé, et cet e, « au
contraire » de ce qui se passe dans le langage parlé, doit alors être prononcé
comme dans ces hendécasyllabes : «Elle asseura la pensée
douteuse », vers 103, page 264, Énéide livre IV, ou : «Alors j’ostay sous
une nue vide », dans « La Mort de Palinure », vers 49, page 336, de ce
même tome VI des « Œuvres Poétiques » de Joachim du Bellay,
-
soit, et mieux encore en matière de souplesse et
de facilité de composition, on pratique l’élision de l’e muet « tel qu’il se
parle » et ce malgré la succession d’une consonne. Cette élision est alors
marquée dans le texte par une apostrophe.
Ainsi : « De l’art magiq’je fais l’expérience. », Vers 890, page 291, Énéide livre IV,
ou,
«Qu’ell’feinct
d’Averne avoir été puyzées. », vers 926, page 293, Énéide livre IV.
A la page
333 de ce même tome VI des œuvres de du Bellay se trouve reproduit un sonnet de
Jean Antoine de Baïf à du Bellay dans lequel Baïf a recours aux mêmes pratiques
d’élision du « e » muet que du Bellay attestant ainsi de la
généralité de leur usage :
« Jusq’
à l’égal des vulgaires parfaictz » (deuxième vers du premier quatrain de
ce sonnet).
Autre
adjuvant bienvenu participant à la souplesse et à la créativité poétique, les
néologismes, cette création de vocables si chers à l’auteur de la « Défense et
Illustration de la Langue Française. »
Ainsi de ce
qualificatif : «treluysant » dans : «Va degayner son glaive treluysant »,
vers 1044, page 297, Énéide livre IV, ou :
«pie-sonnant »
(qu’il faut lire : « pié-sonnant », l’usage des accents ne se formalise qu’au courant du XVIe
siècle), dans « l’épitre–préface à Jean Morel » vocable dont la note 3 de la
page 251 de ce tome VI des « Œuvres Poétiques » de du Bellay précise qu’il
s’agit d’une « traduction( littérale) du latin « sonipes » qui
désigne le cheval » par le bruit que font ses sabots sur la route.
Tâchons
d’imaginer comment nous pourrions tirer parti de nos jours de la richesse de ce
procédé :
« Tous
méprisaient cette folâtre offerte–en–rue,
Que, bon
samaritain, moi seul j’ai crue. »
« Offerte-en-rue » avec ou sans
traits d’union, pour « prostituée », « péripatéticienne » ?
Le
«magoulitique » pour désigner un politique rompue aux magouilles ( usant pour
ce faire, de cet inépuisable procédé stylistique que l’on nomme le «mot–valise )
[vi] ?
Nous ne
ferions d’ailleurs là que suivre une tradition, rappelons-nous le fameux :
« Tout
reposait dans Ur et dans Jérimadeth »
qui permet
la rime avec « demandait » dans l’un des quatrains du « Booz Endormi » de
Victor Hugo[vii].
Cette
remarquable cité de « Jérimadeth » n’étant tout simplement que : «
J’ai rime à –dait-» (le «-dait-» qui termine « demandait », quatrième
vers du quatrain incriminé) !
Toute
personne qui s’est un jour intéressée à la poésie a forcément appris que pour
avoir le droit de considérer que ce que l’on vient d’écrire est bien de la
poésie il faut que les rimes dont on use soient « suffisantes » c’est-à-dire
qu’outre l’identité de sonorité terminale il faut que la consonne qui précède
la dernière voyelle tonique des mots qui doivent rimer soit la même (c’est la
consonne « d’appui »).
Par exemple
: « voyante/payante » constitue une rime « suffisante » mais pas : «
agaçante/suffisante ».
L’assonance
(répétition de la voyelle tonique d’un vers à l’autre sans tenir compte des
consonnes précédant ou suivant la voyelle par exemple : « écarte/éclate »), qui
fut pourtant la technique employée dans les poèmes les plus anciens et
notamment les chansons de geste, n’est, théoriquement, pas utilisable en
poésie.
Heureusement
bien des poètes modernes n’en ont tenu aucun compte, Apollinaire notamment,
dans « Le Larron »[viii] du
recueil « Alcools », où ce « roi ladre »
vient rimer avec « un vieux coq de Tanagre », mais surtout dans ce merveilleux
« Pont Mirabeau »[ix] qui n’aurait
pas vu le jour si le poète s’était refusé cette heureuse liberté car ce poème
est tout particulièrement « assonancé » :
«
Scène/revienne » au premier quatrain,
«
Courante/lente » au troisième quatrain,
«
Semaines/reviennent » au quatrième quatrain.
Qu’en est-il
de la rime dans l’Énéide selon Joachim du Bellay ?
Le plus
souvent qu’il est possible, elle est « suffisante » avec une identité de la
consonne d’appui mais sans qu’il s’agisse là d’une règle intangible, autre
preuve de souplesse, et c’est ainsi que l’on voit rimer : « certaine » avec
« demaine », vers 1013 et 1014, page 296, ou «depeinct » et
«teinct », vers 1003–1004 page 296, comme aussi « Dieu » et « lieu », vers
1035–1036 ou « Dieu » et « Joyeux»,
vers 1039–1040, page 297.
Aucune
attitude dogmatique chez notre Angevin. Un coup d’œil sur son texte suffit pour
s’apercevoir qu’il ne se soucie pas de l’alternance stricte des rimes masculines
et féminines, une règle qui
deviendra absolue et quasi intangible pour presque tous les poètes des siècles
suivants. Que ce soit dans le livre IV, le fragment du V, ou dans le livre VI
de l’Énéide, on trouve d’innombrables exemples qui le démontrent.
Ainsi des
vers 1427 à 1430 du livre V, page 305 qui voient se succéder à la rime : «
paupière/lumière » suivies «d’eslevee/trouvee » ou des vers 287 à 290 du livre
VI, page 351 où l’on note l’un après l’autre : « creuse/écumeuse » et «
envie/vie ».
Cette règle
draconienne de l’alternance rime masculines/rimes féminines disparaîtra
d’ailleurs chez nombre d’auteurs du XXe siècle notamment chez Louis Aragon qui,
de plus, s’accorde cette licence iconoclaste de faire rimer ensemble masculin
et féminin comme par exemple dans le poème « Le Monde Illustré »[x]
où le premier vers du troisième quatrain : « Dans la forêt désenchantée » rime
au quatrième vers avec : « Au soleil de la cruauté » !
Enfin, et
toujours dans ce même domaine, la rime du simple avec le composé ne gêne pas
Joachim du Bellay ainsi :
«La
Grand’prestresse impatiente enrage
Par la
caverne : et d’autant que la rage… »
vers
135–136, l’Énéide livre VI, page 346
ou : la
rime de « temps » et de « printemps » dans « Plusieurs
Passages De Poetes Grecs Et Latins », au passage XXXVII, vers 15 et 16,
page 427 :
« Se
fiant maintenant en la doulceur du temps,
S’ose bien
descouvrir aux chaleurs du printemps. ».
Il existe, à
l’évidence, chez du Bellay, un primat du couple rythme et musique/ sens, sur la
rigidité théorique de toute règle.
Et quoi de
plus justifié ?
Ce bon sens
ou cette juste intuition de l’auteur des « Regrets » se retrouve dans son
attitude face aux problèmes du hiatus,
présence à la fin d’un mot et au début du mot suivant de deux voyelles, une
rencontre formellement proscrite par Malherbe et une proscription que certains
seraient prêts à étendre jusqu’à des mots qui
hébergent en leur sein cette effroyable rencontre, côte à côte, de deux
voyelles[xi].
Cette juxtaposition de voyelles ne pose aucun problème à Joachim du Bellay et
l’on trouve ainsi dans la « Mort de Palinure », tirée du Vè livre de l’Énéide :
« Voici après un horrible exercite… »,
vers 71, page 337, dont on comprend mal qu’il puisse choquer en quoi que ce
soit ou qu’il doive être tenu pour plus illégitime que «scia » du verbe scier.
De même « Je
voudrois bien n’y avoir autrefois »,
vers 667, page 365, après tout le mot « dialogue » est bien permis tout comme «
nia » du verbe nier ».
Il est
cependant bien évident que certains hiatus sont indéfendables pour l’oreille,
par exemple : « et à bride abattue,usa
du temps qui lui restait » mais pourquoi faudrait-il se récrier devant « et à
bride abattue, il chevaucha » ?
Ce hiatus «
-tue/il » ne sonne ni plus mal ni mieux que celui qui se trouve naturellement
dans « tuiles ».
Tout n’est
qu’une question d’oreille et sans doute aussi un peu de mode, celui qui compose
recherche une musique et un rythme, pour les obtenir il n’y a aucune raison
qu’il se prive de l’une ou l’autre catégorie d’outils.
[i] Joachim
du Bellay. Œuvres Poétiques. Tome VI – Discours et Traductions. Société des
Textes Français Modernes. Edition critique publiée par Henri CHAMARD – DROZ
1931.
[ii] Petit
Traité de Poésie Française. Théodore de BANVILLE. Fasquelle 1935.
[iii] Petit
Traité de Versification Française. Maurice GRAMMONT. Armand Colin 1947.
[iv] «
Comment on traite la Langue française ». Abel LETALLE. Édition Jouve. 1935.
Page 119.
[v] « Un
Rêve Fait à Mantoue » suivi de l'essai : « La Poésie Française et le Principe
D'Identité ». Yves BONNEFOY. Mercure de France. 1962. Page 104.
[vi] «
Figures de Style ». Axelle Beth, Elsa Marpeau. Librio. 2007. Page 20.
[vii] « La
Légende des Siècles ». Victor Hugo. Tome Premier. Page 40. Flammarion. 1924
(?).
[viii] «
Alcools ». Guillaume Apollinaire. Poésie Gallimard. 1976. Page 69–74.
[ix] «
Alcools ». Guillaume Apollinaire. Poésie Gallimard. 1976. Page 15–16.
[x] « Le
Crève-Cœur–Le Nouveau Crève–Cœur. » Louis Aragon. Poésie Gallimard. 2001. Page
88–89.
[xi]«
Comment on traite la Langue française ». Opus Citatis.