vendredi 21 février 2014

Légendes d'Ici.- A. METAU. ( Extrait)



La Danse des DROSCHKE.

La prairie est toute retournée aux lisières de la forêt et bien sûr, comme tout le monde, vous vous dites « tiens, il doit y avoir des sangliers dans ce coin-là », surtout cette année où ces animaux infestent littéralement les bois au point qu’alentour tous les propriétaires ont mis en place des clôtures électriques pour éviter les dévastations de ces animaux.
La prairie, sur plusieurs mètres de large, n’est plus qu’un amas de mottes de terre retournées du plus mauvais effet et particulièrement marécageux quand les grosses pluies qui caractérisent cet hiver anormalement doux, se mettent à tomber.
Pas plus tard que hier en revenant de me promener par-là j’ai ainsi semé des fragments de boue séchée dans tout l’appartement. C’est ennuyeux et long à nettoyer.
Vous vous dites donc « ce sont des sangliers ». Eh bien non, ce sont des Droschke !
D’ailleurs, cela se voit. La dévastation de la lisière est tout en longueur et finalement peu large par comparaison à sa longueur, elle forme plus une longue bande qu’un large rectangle et cela, voyez-vous, est caractéristique des Droschke. Les sangliers, eux, se vautrent voluptueusement au même endroit ou labourent le sol en tous sens et l’on n’ observe jamais (ou très exceptionnellement) cet aspect de « bande » presque géométrique pour la bonne et simple raison que les sangliers n’ont aucun sens de la géométrie ni aucune raison d’en avoir.
Et les Droschke ?
Les Droschke n’ont, je le suppose, pas grand-chose à faire non plus, du moins intrinsèquement, de la géométrie mais leur danse, si.
Le reste est affaire de morphologie. Et quand on possède des pieds tels que ceux des Droschke dont le talon est plus développé que le nôtre et recourbé un peu comme un fer de pioche, et deux fois sept doigts de pieds soudés en éventail, un peu comme une palme de palmipèdes, bordés d’un ongle unique, épais, dur et tranchant comme un soc de charrue, il est compréhensible qu’on puisse produire facilement les dégâts dont nous parlons au cours d’une danse. Car les Droschke dansent (et marchent) pieds nus. Pas n’importe quelle danse néanmoins : la parade préliminaire des Droschke que certains naturalistes anciens avaient baptisée « pavane du divorce »[1]
En effet les Droschke vivent en couple mais peut-être faudrait-il préciser ce que sont au juste les Droschke.
Il s’agit de créatures indéniablement douées d’une certaine humanité (puisqu’elles vivent en couple) et d’un minimum de raison (– ne se séparent-elles pas ? –). Leur apparence est assez particulière puisqu’on peut globalement les décrire comme « ligneuse » en raison d’un épiderme proche de l’écorce du pin à sa maturité mais, moins la variété maritime de l’espèce que celle, plus continentale et moins aérienne que l’on connaît sous le nom de son premier descripteur le botaniste provençal Espère-en-Dieu DUGAGNE (1775 – 1850).
Pourvu comme nous de quatre membres, deux inférieurs se terminant comme décrit ci-dessus et deux supérieurs  terminés par quatre doigts de quatre phalanges que prolongent des ongles en forme de griffes en fer de lance, l’ensemble de ces membres est rattaché à un corps longiligne, le tout réalisant un aspect assez composite rappelant le croisement d’une mante religieuse géante avec la variété à taies de l’ornithorynque du Sri Lanka (ex Ceylan)[2]. La tête, cylindrique, glabre et percée d’orbites profondes sous des sourcils broussailleux est ornée de protubérances en nombre variable selon l’ancienneté et l’importance sociale, dont un nez épaté deux fois (à sa racine et à sa base) et qui surmonte une bouche de grande taille bordée de lèvres sensuelles quoique gélatineuses d’aspect.
Et si vous trouvez que les Droschke sont laids, songez qu’ils pensent  très probablement la même chose de nous.

La « pavane du divorce » est un rituel auquel les Droschke ne se livrent qu’en début d’hiver (de préférence avant les grandes chutes de neige ou les grandes gelées) quand ils n’ont par ailleurs pas grand-chose d’autre à faire. En effet, la fin de l’automne est encore propice au ramassage des dernières provisions pour l’hiver et l’hiver vraiment froid est évidemment fait, lui, pour dormir, hiberner en attendant le printemps où les occupations reprennent ; cela va de soi. Les Droschke n’étant pas une espèce douée de beaucoup plus d’imagination que nous, c’est bien évidemment également au printemps qu’ils choisissent de se mettre en couple selon des règles et des goûts assez étonnants sur lesquels nous pourrons peut-être revenir dans une étude ultérieure.
Les Droschke  s’unissent donc - très bien- mais les Droschke se séparent  et cette séparation est strictement ritualisée (comme d’ailleurs leur union et leurs amours mais ce sujet ne nous intéresse pas aujourd’hui).
La « pavane du divorce » constitue la principale des formalités qui permettent cette séparation, et elle ne peut donc avoir lieu qu’au début de l’hiver puisque, ainsi que nous l’expliquions plus haut, il s’agit là d’une période creuse pour les Droschke. Toutefois si c’est bien ainsi que ceux-ci  justifient leur choix de cette période, il ne serait pas impossible, quand on connaît ces personnages, qu’ils l’aient également retenue parce qu’elle leur permettait de substantielles économies en matière de cadeaux de Noël, d’étrennes et de repas de fête en famille.
Quoi qu’il en soit…
La pavane du divorce est bien sûr une danse, cette danse joue le rôle de cérémonie de divorce et réunit les protagonistes suivants :
             les couples candidats au divorce
             les Avides-Griffes représentant les intérêts de chacun des membres de ces couples
             les Moralans sur qui repose le déroulement de la danse au sens « artistique » et sa conclusion juridique.
L’Avide-Griffe est un ou une Droschke chargé(e) de la défense des intérêts de chaque postulant au divorce.
Entre chaque tour de danse les deux Avides-Griffes du couple de futurs divorcés échangent des politesses d’une extrême courtoisie, rivalisant à qui flattera le plus l’ego de son confrère. Pendant chaque tour de danse ils se livrent au contraire au concours des pires injures possibles à l’égard du client de leur adversaire dans le but avéré de lui faire perdre le rythme de la danse et sous le coup de l’indignation de lui faire faire un pas à contretemps que le Moralan doit comptabiliser. Chaque faux pas rapporte un à valoir d’un pour cent sur les provisions d’hiver de son client, 1 % qui bien sûr est attribué en pleine propriété à l’Avide-Griffe tandis que le Moralan qui, lui, est strictement bénévole (en principe) se charge d’additionner les points correspondants qui lui permettront de prononcer son jugement en faveur de l’un ou de l’autre à la fin de la danse. Son rôle est très délicat car il s’agit pour lui de compter sans jamais dépasser un total de 30 points qui correspond au plafond des honoraires auxquels un avide-griffe peut prétendre (soit 30 % du total des provisions d’hiver de son client) et de rythmer la danse en même temps.
Oui, la coutume Droschke  prévoit un plafond maximum d’honoraires pour les services des défenseurs qu’elle impose par ailleurs pour la procédure du divorce mais les Droschke ont un type de société assez rudimentaire et ceci explique cela.
Quant à la danse elle-même… J’écris « danse » faute de trouver un terme plus approprié car il s’agit plutôt d’une sorte de trépignement rythmique le long d’une trajectoire légèrement curviligne qu’exécutent face à face les deux lignes de Droschke désireux de divorcer. Les couples à séparer ne se font pas face car l’Avide – Griffe respectif de chacun des futurs divorcés se place vis-à-vis du client de son adversaire (afin de pouvoir l’injurier plus aisément durant la danse).
Avant d’entamer la première figure de danse, le Moralan est tenu de faire exécuter à chaque couple le « conciliabule d’incompréhension mutuelle », un prologue très ritualisé ou chacun des Droschke souhaitant le divorce doit à tour de rôle cracher sept fois au pied de son adversaire en se battant vigoureusement les flancs.
Cette formalité accomplie les Droschke mâle et femelle se rangent sur deux lignes légèrement incurvées et le Moralan qui s’est au préalable muni d’une sorte de volumineuse calebasse— tambour, taillée dans le tronc d’une variété peu répandue de Camélia Sinensis géant dont l’écorce pâle explique le nom commun qui lui a été donné de « Bouleau-Thé », entame la première danse ponctuant le piétinement des Droschke de grognements  solennels que complète le rythme sourd des battements de sa calebasse Bouleau-Thé.
Entre chaque grognement du Moralan, et dans le rythme, les Avides-Griffes  injurient le client de leur adversaire et le premier d’entre eux qui obtient cinq points marque la fin de la première danse. Le tout est répété jusqu’à ce qu’un premier avide-griffe obtienne 30 points.
Comme les Droschke  ont, sinon l’oreille musicale, du moins le sens inné du rythme, les choses pourraient s’éterniser ; heureusement ils sont assez susceptibles et des injures comme « pet de chêne vérolé » ou « vendu au beurre d’escargots » pour ne pas citer « cuisse de grenouille lubrique » et « vipère de cornes aux fesses » les font assez facilement trébucher sous le coup de la fureur qui les étrangle.
La sixième danse achevée (après, en moyenne,  6 à 10 heures d’effort) le Moralan fait les comptes et prononce les séparations assorties des pénalités qui lui semblent raisonnables. À ce propos, on doit remarquer que, quel que soit le résultat du compte des faux pas qu’il effectue, le Moralan attribue quasiment toujours 8/10 des biens (les provisions d’hiver sont le seul « bien » des Droschke  au sens que nous donnons à ce terme) du Droschke mâle au Droschke femelle dont il le sépare pour respecter l’antique « convention compensatoire de fécondité responsable » qui assure depuis des lustres la pérennité de l’espèce.
La cérémonie faite, les dus réglés à chacun des protagonistes, il est d’usage que les Avides-Griffes payent un coup d’alcool de pâte à papier au Moralan puis chacun s’en retourne chez soi pour hiberner en paix en laissant la prairie dans l’état que je vous décrivais au début de cette courte explication des us et coutumes des Droschke.


[1] Voir : « Mœurs des Droschke ». René HALAVY. Médecin- ENDORMANS, canton de Genève. Étude publiée à compte d'auteur.-Genève 1859 et «Die Droschken » Gustav Freiherr von Bierloch und Maul, professeur émérite, naturaliste à l'université d'Heidelberg-Wildjäger Verlag München 1879.
[2] Ainsi nommé par ce qu'il possède de naissance une taie oculaire bilatérale qui, gênant sa vision, est sans doute une des causes de la disparition de l'espèce au siècle dernier.