La Danse des DROSCHKE.
La prairie est toute retournée aux lisières de la forêt et
bien sûr, comme tout le monde, vous vous dites « tiens, il doit y avoir des
sangliers dans ce coin-là », surtout cette année où ces animaux infestent
littéralement les bois au point qu’alentour tous les propriétaires ont mis en
place des clôtures électriques pour éviter les dévastations de ces animaux.
La prairie, sur plusieurs mètres de large, n’est plus qu’un
amas de mottes de terre retournées du plus mauvais effet et particulièrement
marécageux quand les grosses pluies qui caractérisent cet hiver anormalement
doux, se mettent à tomber.
Pas plus tard que hier en revenant de me promener par-là j’ai
ainsi semé des fragments de boue séchée dans tout l’appartement. C’est ennuyeux
et long à nettoyer.
Vous vous dites donc « ce sont des sangliers ». Eh bien non,
ce sont des Droschke !
D’ailleurs, cela se voit. La dévastation de la lisière est
tout en longueur et finalement peu large par comparaison à sa longueur, elle
forme plus une longue bande qu’un large rectangle et cela, voyez-vous, est
caractéristique des Droschke. Les sangliers, eux, se vautrent voluptueusement
au même endroit ou labourent le sol en tous sens et l’on n’ observe jamais (ou
très exceptionnellement) cet aspect de « bande » presque géométrique pour la
bonne et simple raison que les sangliers n’ont aucun sens de la géométrie ni
aucune raison d’en avoir.
Et les Droschke ?
Les Droschke n’ont, je le suppose, pas grand-chose à faire
non plus, du moins intrinsèquement, de la géométrie mais leur danse, si.
Le reste est affaire de morphologie. Et quand on possède des
pieds tels que ceux des Droschke dont le talon est plus développé que le nôtre et
recourbé un peu comme un fer de pioche, et deux fois sept doigts de pieds
soudés en éventail, un peu comme une palme de palmipèdes, bordés d’un ongle
unique, épais, dur et tranchant comme un soc de charrue, il est compréhensible
qu’on puisse produire facilement les dégâts dont nous parlons au cours d’une
danse. Car les Droschke dansent (et marchent) pieds nus. Pas n’importe quelle
danse néanmoins : la parade préliminaire des Droschke que certains naturalistes
anciens avaient baptisée « pavane du divorce »[1]
En effet les Droschke vivent en couple mais peut-être
faudrait-il préciser ce que sont au juste les Droschke.
Il s’agit de créatures indéniablement douées d’une certaine
humanité (puisqu’elles vivent en couple) et d’un minimum de raison (– ne se
séparent-elles pas ? –). Leur apparence est assez particulière puisqu’on peut
globalement les décrire comme « ligneuse » en raison d’un épiderme proche de
l’écorce du pin à sa maturité mais, moins la variété maritime de l’espèce que
celle, plus continentale et moins aérienne que l’on connaît sous le nom de son
premier descripteur le botaniste provençal Espère-en-Dieu DUGAGNE (1775 –
1850).
Pourvu comme nous de quatre membres, deux inférieurs se
terminant comme décrit ci-dessus et deux supérieurs terminés par quatre doigts de quatre phalanges
que prolongent des ongles en forme de griffes en fer de lance, l’ensemble de ces
membres est rattaché à un corps longiligne, le tout réalisant un aspect assez
composite rappelant le croisement d’une mante religieuse géante avec la variété
à taies de l’ornithorynque du Sri Lanka (ex Ceylan)[2].
La tête, cylindrique, glabre et percée d’orbites profondes sous des sourcils
broussailleux est ornée de protubérances en nombre variable selon l’ancienneté
et l’importance sociale, dont un nez épaté deux fois (à sa racine et à sa base)
et qui surmonte une bouche de grande taille bordée de lèvres sensuelles quoique
gélatineuses d’aspect.
Et si vous trouvez que les Droschke sont laids, songez
qu’ils pensent très probablement la même
chose de nous.
La « pavane du divorce » est un rituel auquel les Droschke ne
se livrent qu’en début d’hiver (de préférence avant les grandes chutes de neige
ou les grandes gelées) quand ils n’ont par ailleurs pas grand-chose d’autre à
faire. En effet, la fin de l’automne est encore propice au ramassage des
dernières provisions pour l’hiver et l’hiver vraiment froid est évidemment
fait, lui, pour dormir, hiberner en attendant le printemps où les occupations
reprennent ; cela va de soi. Les Droschke n’étant pas une espèce douée de
beaucoup plus d’imagination que nous, c’est bien évidemment également au
printemps qu’ils choisissent de se mettre en couple selon des règles et des
goûts assez étonnants sur lesquels nous pourrons peut-être revenir dans une
étude ultérieure.
Les Droschke s’unissent donc - très bien- mais les Droschke
se séparent et cette séparation est
strictement ritualisée (comme d’ailleurs leur union et leurs amours mais ce
sujet ne nous intéresse pas aujourd’hui).
La « pavane du divorce » constitue la principale des
formalités qui permettent cette séparation, et elle ne peut donc avoir lieu
qu’au début de l’hiver puisque, ainsi que nous l’expliquions plus haut, il
s’agit là d’une période creuse pour les Droschke. Toutefois si c’est bien ainsi
que ceux-ci justifient leur choix de
cette période, il ne serait pas impossible, quand on connaît ces personnages,
qu’ils l’aient également retenue parce qu’elle leur permettait de
substantielles économies en matière de cadeaux de Noël, d’étrennes et de repas
de fête en famille.
Quoi qu’il en soit…
La pavane du divorce est bien sûr une danse, cette danse
joue le rôle de cérémonie de divorce et réunit les protagonistes suivants :
• les
couples candidats au divorce
• les
Avides-Griffes représentant les intérêts de chacun des membres de ces couples
• les Moralans
sur qui repose le déroulement de la danse au sens « artistique » et sa
conclusion juridique.
L’Avide-Griffe est un ou une Droschke chargé(e) de la
défense des intérêts de chaque postulant au divorce.
Entre chaque tour de danse les deux Avides-Griffes du couple
de futurs divorcés échangent des politesses d’une extrême courtoisie,
rivalisant à qui flattera le plus l’ego de son confrère. Pendant chaque tour de
danse ils se livrent au contraire au concours des pires injures possibles à
l’égard du client de leur adversaire dans le but avéré de lui faire perdre le
rythme de la danse et sous le coup de l’indignation de lui faire faire un pas à
contretemps que le Moralan doit comptabiliser. Chaque faux pas rapporte un à valoir
d’un pour cent sur les provisions d’hiver de son client, 1 % qui bien sûr est
attribué en pleine propriété à l’Avide-Griffe tandis que le Moralan qui, lui,
est strictement bénévole (en principe) se charge d’additionner les points
correspondants qui lui permettront de prononcer son jugement en faveur de l’un
ou de l’autre à la fin de la danse. Son rôle est très délicat car il s’agit
pour lui de compter sans jamais dépasser un total de 30 points qui correspond
au plafond des honoraires auxquels un avide-griffe peut prétendre (soit 30 % du
total des provisions d’hiver de son client) et de rythmer la danse en même
temps.
Oui, la coutume Droschke prévoit un plafond maximum d’honoraires pour
les services des défenseurs qu’elle impose par ailleurs pour la procédure du
divorce mais les Droschke ont un type de société assez rudimentaire et ceci
explique cela.
Quant à la danse elle-même… J’écris « danse » faute de
trouver un terme plus approprié car il s’agit plutôt d’une sorte de
trépignement rythmique le long d’une trajectoire légèrement curviligne
qu’exécutent face à face les deux lignes de Droschke désireux de divorcer. Les
couples à séparer ne se font pas face car l’Avide – Griffe respectif de chacun
des futurs divorcés se place vis-à-vis du client de son adversaire (afin de
pouvoir l’injurier plus aisément durant la danse).
Avant d’entamer la première figure de danse, le Moralan est
tenu de faire exécuter à chaque couple le « conciliabule d’incompréhension
mutuelle », un prologue très ritualisé ou chacun des Droschke souhaitant le
divorce doit à tour de rôle cracher sept fois au pied de son adversaire en se
battant vigoureusement les flancs.
Cette formalité accomplie les Droschke mâle et femelle se
rangent sur deux lignes légèrement incurvées et le Moralan qui s’est au
préalable muni d’une sorte de volumineuse calebasse— tambour, taillée dans le
tronc d’une variété peu répandue de Camélia Sinensis géant dont l’écorce pâle
explique le nom commun qui lui a été donné de « Bouleau-Thé », entame la
première danse ponctuant le piétinement des Droschke de grognements solennels que complète le rythme sourd des battements
de sa calebasse Bouleau-Thé.
Entre chaque grognement du Moralan, et dans le rythme, les
Avides-Griffes injurient le client de
leur adversaire et le premier d’entre eux qui obtient cinq points marque la fin
de la première danse. Le tout est répété jusqu’à ce qu’un premier avide-griffe
obtienne 30 points.
Comme les Droschke ont, sinon l’oreille musicale, du moins le sens
inné du rythme, les choses pourraient s’éterniser ; heureusement ils sont assez
susceptibles et des injures comme « pet de chêne vérolé » ou « vendu au beurre
d’escargots » pour ne pas citer « cuisse de grenouille lubrique » et « vipère
de cornes aux fesses » les font assez facilement trébucher sous le coup de la
fureur qui les étrangle.
La sixième danse achevée (après, en moyenne, 6 à 10 heures d’effort) le Moralan fait les
comptes et prononce les séparations assorties des pénalités qui lui semblent raisonnables.
À ce propos, on doit remarquer que, quel que soit le résultat du compte des
faux pas qu’il effectue, le Moralan attribue quasiment toujours 8/10 des biens
(les provisions d’hiver sont le seul « bien » des Droschke au sens que nous donnons à ce terme) du
Droschke mâle au Droschke femelle dont il le sépare pour respecter l’antique «
convention compensatoire de fécondité responsable » qui assure depuis des
lustres la pérennité de l’espèce.
La cérémonie faite, les dus réglés à chacun des protagonistes,
il est d’usage que les Avides-Griffes payent un coup d’alcool de pâte à papier
au Moralan puis chacun s’en retourne chez soi pour hiberner en paix en laissant
la prairie dans l’état que je vous décrivais au début de cette courte
explication des us et coutumes des Droschke.
[1] Voir : «
Mœurs des Droschke ». René HALAVY. Médecin- ENDORMANS, canton de Genève. Étude
publiée à compte d'auteur.-Genève 1859 et «Die Droschken » Gustav Freiherr von
Bierloch und Maul, professeur émérite, naturaliste à l'université
d'Heidelberg-Wildjäger Verlag München 1879.
[2] Ainsi
nommé par ce qu'il possède de naissance une taie oculaire bilatérale qui,
gênant sa vision, est sans doute une des causes de la disparition de l'espèce
au siècle dernier.