La langue dont se sert du Bellay frappe d’abord par la
grande diversité de son vocabulaire où se côtoient :
-
des mots déjà vieillis à son époque et disparus
dans la nôtre,
tels
que : « los », nom masculin : louange, honneur,
(« Mais croistra par ta mort, et d’un los se suivant »[1]),
« époinçonner »
dans « Tous sont époinçonnez d’une mesme
fureur ! »[2]
dont on trouve la définition suivante [3] , « époinçonner : verbe transitif
(XVIè-XVIIè siècle), aiguillonner,
- des termes techniques perdus ou tombés en
désuétude,
ainsi : « rond »,
nom masculin : tour (au sens ici de cycle, destin), en termes de
manège : une volte, dans
« Quoy plus ? Henry avoit tout son rond accomply »[4],
-
des vocables « savants »
comme « rouvre », nom masculin, dérivé directement du latin « robur, roboris »[5] : le rouvre qui désigne une variété particulière de chêne dit « chêne-rouvre » ou rouvre, (Quercus robur), une des deux variétés les plus fréquentes en Europe lesquelles variétés sont toutes les deux confondues sous la même appellation de : « chêne » dans le langage courant, ou « fere » dans « Les féres et tropeaux qu’amour vient enflammer, »[6], pluriel d’un substantif qui provient directement du latin « fera, ferae, bête sauvage »[7],
-
des expressions disparues, par exemple :
« tourner l’épaule » dans « Et
sur ce mot a l’épaule tournee. »[8],
synonyme du toujours actuel « tourner les talons » ou des mots perdus
comme : « buttiner » dans « Ayant sur moy (dont elle fut
deceüe)/De buttiner esperance conceüe. »[9]
dans le sens guerrier de « faire du butin »,
-
des néologismes ou ce qui apparaît comme tel
pour ne figurer dans aucun dictionnaire avec :
« rongearde »
dans « Que l’eau rongearde, ny l’horreur… »[10]
au sens de: « rongeuse », avec du fait du suffixe « arde »
une connotation péjorative , rongeuse tiré du verbe « ronger » ( provenant du latin : « rodere ») qui aujourd’hui signifie essentiellement : « couper
avec les dents ou le bec, peu à peu… User lentement, corroder »[11]
(et non cet autre « ronger »qui lui provient de
« rumigare » pour aboutir à : ruminer[12]).
Cet usage du néologisme est
particulièrement bien illustré dans : « Là sont encor monstres de
toutes sortes:/Les Mi-chevaux s’establent dans les portes, »[13]
avec ce substantif «Mi-chevaux »,
confinant au mot-valise (« on appelle mot-valise un terme qui a été crée à
partir de deux mots contractés en un mot unique »)[14],
pour désigner les Centaures.
***
En
parcourant ses vers le lecteur « actuel » de Du Bellay fait ensuite une
seconde constatation, celle d’une évolution dans le sens de certains mots qui
ne signifient plus tout à fait la même chose aujourd’hui ou qui, avec le temps, ont vu l’éventail de leurs
significations se refermer peu à peu.
Prenons
l’exemple de l’adjectif « brusque », dans le vers : « Le brusq’Enee
occupe le sentier »[15],
il doit s’entendre ici avec le sens que lui donne encore le dictionnaire de
Furetière[16] :
« qui est d’un tempérament vif, qui parle et agit avec promptitude »
mais cet adjectif peut servir de qualificatif dans un contexte tout différent
et l’on dit du « vin
brusque » pour « du vin âpre
et piquant ».
La
définition de ce terme est aujourd’hui celle-ci[17] :
« qui agit avec rudesse, sans ménagement : un homme brusque /
Soudain, imprévu : attaque brusque / Vif, sec : des gestes
brusques. »
Le
glissement de sens est particulièrement évident qui s’accompagne d’une
connotation péjorative absente du vers de Du Bellay. Le sens « d’âpre,
piquant », qui provient directement de l’origine du mot - l’italien (l’espagnol
pour Furetière) « brusco » signifie en effet : aigre- a complètement disparu.
Quand Du
Bellay écrit : « La gayeté à son ranc retournée/Chatouille ici le
cœur douteux
d’Enée[18] »
nous comprenons bien que le cœur du héros est plein de doutes, qu’il est
« incertain », sens qui demeure aujourd’hui encore celui de
l’adjectif « douteux »
(« douteux, euse : qui offre de doutes, incertain :
victoire douteuse.//Dont on n’est pas sûr, équivoque : réponse
douteuse.//Sur qui l’on ne peut compter : un ami douteux, toutefois personne aujourd’hui n’écrirait
encore « un cœur douteux » car le sens « d’équivoque », peu
fiable, domine largement dans l’usage de ce mot. Glissement peut-être plus ténu
que le précédent mais glissement de sens bien réel pourtant.
Dans le même
ordre d’idée nous trouvons : « Cestuy premier, avec ses hommes
d’armes/Apaisera la publique terreur », c'est-à-dire la terreur
« populaire », celle du peuple, au sens latin de l’adjectif »
publicus, publica, publicum : qui concerne le peuple[19] ».
En effet de nos jours voici la définition de « public, ique adj. :
qui concerne tout un peuple[20] »
comme dans la dette « publique » qui fait référence à la dette de
l’Etat, « services publics »qui désigne les administrations gérées
par l’Etat au bénéfice de tous ou
« jardin public » qui s’oppose à
« jardin privé ».
Il est des
exemples plus frappants, plus démonstratifs : « Mars en fut
courroucé, et trouva fort mauvais/Qu’un si brave guerrier inclinast à la Paix[21] »
où le verbe « incliner à »
doit se comprendre selon cette définition qu’en donne Furetière :
« Incliner se dit figurément des choses spirituelles. Ce Prince incline à
la clémence, ce jeune homme incline à la desbauche… [22]».
La définition actuelle de ce verbe montre que nous avons presque totalement
perdu ce sens, hormis dans l’ expression désuète, et par conséquent peu usitée
dans le langage courant : « être enclin à » équivalent de
« avoir un penchant pour » où ce sens perdu se retrouve.
Partout
ailleurs «incliner », aujourd’hui,
c’est, sinon exclusivement : « verbe transitif : baisser, pencher
légèrement : le vent incline la cîme des arbres// verbe intransitif :
être penché : tige qui incline vers le sol[23] »
du moins infiniment plus que « (au
sens figuré) : avoir du penchant : incliner à la miséricorde.[24] »
Ce dernier
exemple qui constitue un « glissement de sens » par perte d’une
partie des significations possibles antérieurement nous amène à une troisième
constatation : en évoluant depuis l’époque de Du Bellay jusqu’à nos jours
la langue se précise. Elle se débarrasse aussi de certaines ambigüités comme
l’illustre bien cet exemple, que nous
donnions au début de ce texte, du verbe « ronger », avec ses deux
sens différents provenant de deux
étymologies sans rapport l’une avec l’autre pour aboutir à un même vocable dont
seul le contexte pouvait préciser la signification exacte.
Certaines
expressions disparaissent au profit d’autres qui offrent une image plus
parlante, plus évocatrice, plus précise » de ce qui est signifié. Nous l’avons
bien vu avec cet autre exemple, rapporté plus haut : « Va, nostre
honneur, va, et sois plus heureux/Que je ne suis (dist-il au prince Enee)/Et
sur ce mot a l’espaule tournée.[25] » ;
ce « a l’espaule tournée », que
de nos jours, nous remplacerions
par : « a tourné les talons » qui suggère mieux et le geste
et ce qu’il veut dire.
Autre
exemple avec le verbe « flairer » dans « Flairent saffran leurs
urnes en tous temps,/Et y florisse un eternel printemps : [26]»
qui du temps de Du Bellay conserve le sens du verbe latin
« fragrare » qui lui a donné naissance : exhaler une odeur (ici
celle du safran) mais signifie également « sentir une odeur » alors qu’il ne conserve de nos jours que ce dernier sens de : « appliquer
son odorat à [27]»
et s’applique plus à un animal (« flairer une piste ») qu’à l’homme
sauf au figuré : « flairer la bonne affaire » dans le sens de
« pressentir, prévoir [28]».
De produire une odeur et sentir l’odeur produite, qui constituent deux actions
très différentes, seule la seconde est parvenue jusqu’à nous.
On le voit
glissement de sens et précision du vocabulaire sont souvent associés dans
l’évolution de notre langue.
Phénomène
semblable avec le substantif « arène » du latin « arena, ae : le
sable, ou le terrain sablonneux mais
aussi «l’ arène » des jeux du cirque, dans ce vers : « Coucher
tout nu sur la déserte arène[29] »
où, pour Du Bellay et ses contemporains, « arène » a conservé son
sens originel quand nous ne connaissons plus que l’arène « monument »
(sauf les géologues qui désignent toujours sous le nom « d’arène
granitique » le sable grossier produit par le délitement d’une roche
granitique).
***
Les
différentes caractéristiques de la langue du XVIè siècle que nous avons
constatées ont à l’évidence certaines conséquences.
La
première est certainement, à travers cet
ensemble où se côtoient formes surannées, néologismes, importation de vocables
grecs ou latins francisés, la mise à la disposition du poète ou de l’écrivain
d’un outil bien plus riche et plus souple que celui dont nous usons
aujourd’hui.
Mais en
raison d’une part de ce foisonnement même et d’autre part de la persistance de significations multiples
ou variables selon le contexte des vocables employés c’est aussi la
nécessité de lire ces textes écrits à
une époque si antérieure à la nôtre avec des notes suffisantes pour nous permettre de les goûter avec leur
sens originel (tout comme un morceau de
musique ancienne doit être interprété avec des instruments d’époque).
***
[1] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VIII. Société des Textes Français Modernes.
Nizet. 1985. « Le Tumbeau de M. Antoine Minard Président. Page 52, vers
25.
[2] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Passage XXXIV, page
424, vers 4.
[3]
Dictionnaire d’Ancien Français. R. Gransaignes D’Hauterive. Larousse. 1947.
[4] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VIII. Op. cit. Le Tumbeau du Treschrestien
Roy Henri II. (1559). Page 22, vers 83.
[5]
Dictionnaire Abrégé Latin-français illustré. Félix Gaffiot. Brodard et Taupin.
1969.
[6] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Passage XXXVIII,
page 429, vers 9.
[7]
Dictionnaire Abrégé Latin-français illustré. Félix Gaffiot. Brodard et Taupin.
1969.
[8] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide.
Page 374, vers 928.
[9] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide.
Page 363, vers 611-612.
[10] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Passage XLVII, page
435, vers 5.
[11] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969.
[12]
Dictionnaire Godefroy+complément : http://micmap.org/dicfro/search/complement-godefroy/rongier
[13] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide.
Page 358, vers
482.
[14] Figures
de Style. Axelle Beth, Elsa Marpeau. Librio. 2007. Page 20.
[15] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide.
Page 367, vers 720.
[16] Le
Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Réédition. SNL-LE ROBERT. 1984.
Antoine Furetière, 1619-1688, académicien, se brouillera définitivement avec
l’institution en réalisant son propre dictionnaire dont il publiera un premier
extrait en 1684. Sa première édition complète sera posthume (1690) et devancera
le dictionnaire « officiel » de l’Académie Française de quatre ans.
[17] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit.
[18] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Livre V de
l’Enéide. La Mort de Pallinure. Page 337. Vers 80-81.
[19]
Dictionnaire Abrégé Latin-français illustré. Félix Gaffiot. Brodard et Taupin.
1969. Op. cit.
[20] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[21] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VIII. Op. cit. Le Tumbeau du Treschrestien
Roy Henri II. (1559). « Du Mesme ». Page 28. Vers 3-4.
[22] Le
Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Réédition. SNL-LE ROBERT. 1984. Op.
cit.
[23] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[24] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[25] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide.
Page 374. Vers 926-928.
[26] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. “Plusieurs Passages
de Poetes Grecs et latins. » Passage XLI. Page 431. Vers 3-4.
[27] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[28] Nouveau
Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[29] Œuvres
Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Livre V de
l’Enéide. La Mort de Pallinure. Page 339. Vers 144.