mardi 3 mai 2016

Quelques Réflexions sur la Langue de Joachim du BELLAY.



La langue dont se sert du Bellay frappe d’abord par la grande diversité de son vocabulaire où se côtoient :

-           des mots déjà vieillis à son époque et disparus dans la nôtre,  
    
       tels que : « los », nom masculin : louange, honneur, (« Mais croistra par ta mort, et d’un los se suivant »[1]),  « époinçonner » dans « Tous sont époinçonnez d’une mesme fureur ! »[2] dont on trouve la définition suivante [3] ,  « époinçonner : verbe transitif (XVIè-XVIIè siècle), aiguillonner, 
                                                  
-           des termes techniques perdus ou tombés en désuétude,   

        ainsi : « rond », nom masculin : tour (au sens ici de cycle, destin), en termes de manège : une volte,  dans « Quoy plus ? Henry avoit tout son rond accomply »[4]

-           des vocables « savants »     

comme « rouvre », nom masculin, dérivé directement du latin « robur, roboris »[5] : le rouvre qui désigne une variété particulière de chêne dit « chêne-rouvre » ou rouvre,  (Quercus robur), une des deux variétés les plus fréquentes en Europe lesquelles variétés sont  toutes les deux confondues sous la même appellation de : « chêne » dans le langage courant,         ou « fere » dans « Les féres et tropeaux qu’amour vient enflammer, »[6], pluriel d’un substantif qui provient directement du latin « fera, ferae,  bête sauvage »[7],

-           des expressions disparues, par exemple :     

      « tourner l’épaule » dans « Et sur ce mot a l’épaule tournee. »[8], synonyme du toujours actuel « tourner les talons »                                                                                                                                                ou des mots perdus comme : « buttiner » dans « Ayant sur moy (dont elle fut deceüe)/De buttiner esperance conceüe. »[9] dans le sens guerrier de « faire du butin »,

-           des néologismes ou ce qui apparaît comme tel pour ne figurer dans aucun dictionnaire avec :                    
                                                                                                                                         
      « rongearde » dans « Que l’eau rongearde, ny l’horreur… »[10] au sens de: « rongeuse »,  avec du fait du suffixe « arde » une connotation péjorative , rongeuse tiré du verbe  « ronger » ( provenant du latin : « rodere »)  qui aujourd’hui  signifie essentiellement : « couper avec  les dents ou le  bec, peu à peu… User  lentement, corroder »[11] (et non cet autre « ronger »qui lui provient de « rumigare » pour aboutir à : ruminer[12]).          
      Cet usage du néologisme est particulièrement bien illustré dans : « Là sont encor monstres de toutes sortes:/Les Mi-chevaux s’establent dans les portes, »[13] avec  ce substantif «Mi-chevaux », confinant au mot-valise (« on appelle mot-valise un terme qui a été crée à partir de deux mots contractés en un mot unique »)[14], pour désigner les Centaures.

                                                                                                                              ***

En parcourant ses vers le lecteur « actuel » de Du Bellay fait ensuite une seconde constatation, celle d’une évolution dans le sens de certains mots qui ne signifient plus tout à fait la même chose aujourd’hui ou qui,  avec le temps, ont vu l’éventail de leurs significations se refermer peu à peu.

Prenons l’exemple de l’adjectif « brusque », dans le vers : « Le brusq’Enee occupe le sentier »[15], il doit s’entendre ici avec le sens que lui donne encore le dictionnaire de Furetière[16] : « qui est d’un tempérament vif, qui parle et agit avec promptitude » mais cet adjectif peut servir de qualificatif dans un contexte tout différent et l’on dit du  « vin brusque »  pour « du vin âpre et piquant ».
La définition de ce terme est aujourd’hui celle-ci[17] : « qui agit avec rudesse, sans ménagement : un homme brusque / Soudain, imprévu : attaque brusque / Vif, sec : des gestes brusques. »
Le glissement de sens est particulièrement évident qui s’accompagne d’une connotation péjorative absente du vers de Du Bellay. Le sens « d’âpre, piquant », qui provient directement de l’origine du mot - l’italien (l’espagnol pour Furetière) « brusco » signifie en effet : aigre-  a complètement disparu.

Quand Du Bellay écrit : « La gayeté à son ranc retournée/Chatouille ici le cœur douteux d’Enée[18] » nous comprenons bien que le cœur du héros est plein de doutes, qu’il est « incertain », sens qui demeure aujourd’hui encore celui de l’adjectif « douteux »  (« douteux, euse : qui offre de doutes, incertain : victoire douteuse.//Dont on n’est pas sûr, équivoque : réponse douteuse.//Sur qui l’on ne peut compter : un ami douteux, toutefois personne aujourd’hui n’écrirait encore « un cœur douteux » car le sens « d’équivoque », peu fiable, domine largement dans l’usage de ce mot. Glissement peut-être plus ténu que le précédent mais glissement de sens bien réel pourtant.

Dans le même ordre d’idée nous trouvons : « Cestuy premier, avec ses hommes d’armes/Apaisera la publique terreur », c'est-à-dire la terreur « populaire », celle du peuple, au sens latin de l’adjectif » publicus, publica, publicum : qui concerne le peuple[19] ». En effet de nos jours voici la définition de « public, ique adj. : qui concerne tout un peuple[20] » comme dans la dette « publique » qui fait référence à la dette de l’Etat, « services publics »qui désigne les administrations gérées par l’Etat au bénéfice de tous  ou « jardin public » qui s’oppose à  « jardin privé ».

Il est des exemples plus frappants, plus démonstratifs : « Mars en fut courroucé, et trouva fort mauvais/Qu’un si brave guerrier inclinast à la Paix[21] » où le verbe  « incliner à »  doit se comprendre selon cette définition qu’en donne Furetière : « Incliner se dit figurément des choses spirituelles. Ce Prince incline à la clémence, ce jeune homme incline à la desbauche… [22]». La définition actuelle de ce verbe montre que nous avons presque totalement perdu ce sens, hormis dans l’ expression désuète, et par conséquent peu usitée dans le langage courant : « être enclin à » équivalent de « avoir un penchant pour » où ce sens perdu se retrouve. 
Partout ailleurs «incliner »,  aujourd’hui, c’est, sinon exclusivement : « verbe transitif : baisser, pencher légèrement : le vent incline la cîme des arbres// verbe intransitif : être penché : tige qui incline vers le sol[23] » du moins infiniment  plus que « (au sens figuré) : avoir du penchant : incliner à la miséricorde.[24] »


Ce dernier exemple qui constitue un « glissement de sens » par perte d’une partie des significations possibles antérieurement nous amène à une troisième constatation : en évoluant depuis l’époque de Du Bellay jusqu’à nos jours la langue se précise. Elle se débarrasse aussi de certaines ambigüités comme l’illustre bien cet exemple,  que nous donnions au début de ce texte, du verbe « ronger », avec ses deux sens différents provenant de  deux étymologies sans rapport l’une avec l’autre pour aboutir à un même vocable dont seul le contexte pouvait préciser la signification exacte.
Certaines expressions disparaissent au profit d’autres qui offrent une image plus parlante, plus évocatrice, plus précise » de ce qui est signifié. Nous l’avons bien vu avec cet autre exemple, rapporté plus haut : « Va, nostre honneur, va, et sois plus heureux/Que je ne suis (dist-il au prince Enee)/Et sur ce mot a l’espaule tournée.[25] » ;  ce « a l’espaule tournée », que de nos jours, nous  remplacerions par : « a tourné les talons » qui suggère mieux et le geste et ce qu’il veut dire.
Autre exemple avec le verbe « flairer » dans « Flairent saffran leurs urnes en tous temps,/Et y florisse un eternel printemps : [26]» qui du temps de Du Bellay conserve le sens du verbe latin « fragrare » qui lui a donné naissance : exhaler une odeur (ici celle du safran) mais signifie également « sentir une odeur »  alors qu’il ne conserve de nos jours que  ce dernier sens de : « appliquer son odorat à [27]» et s’applique plus à un animal (« flairer une piste ») qu’à l’homme sauf au figuré : « flairer la bonne affaire » dans le sens de « pressentir, prévoir [28]». De produire une odeur et sentir l’odeur produite, qui constituent deux actions très différentes, seule la seconde est parvenue jusqu’à nous.
On le voit glissement de sens et précision du vocabulaire sont souvent associés dans l’évolution de notre langue.
Phénomène semblable avec le substantif « arène »  du latin « arena, ae : le sable,  ou le terrain sablonneux mais aussi «l’ arène » des jeux du cirque, dans ce vers : « Coucher tout nu sur la déserte arène[29] » où, pour Du Bellay et ses contemporains, « arène » a conservé son sens originel quand nous ne connaissons plus que l’arène « monument » (sauf les géologues qui désignent toujours sous le nom « d’arène granitique » le sable grossier produit par le délitement d’une roche granitique).


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Les différentes caractéristiques de la langue du XVIè siècle que nous avons constatées ont à l’évidence certaines conséquences.
La première  est certainement, à travers cet ensemble où se côtoient formes surannées, néologismes, importation de vocables grecs ou latins francisés, la mise à la disposition du poète ou de l’écrivain d’un outil bien plus riche et plus souple que celui dont nous usons aujourd’hui.
Mais en raison d’une part de ce foisonnement même et d’autre part  de la persistance de significations multiples ou variables selon le contexte des vocables employés c’est aussi la nécessité  de lire ces textes écrits à une époque si antérieure à la nôtre avec des notes suffisantes  pour nous permettre de les goûter avec leur sens originel  (tout comme un morceau de musique ancienne doit être interprété avec des instruments d’époque).


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[1] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VIII. Société des Textes Français Modernes. Nizet. 1985. « Le Tumbeau de M. Antoine Minard Président. Page 52, vers 25.
[2] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Passage XXXIV, page 424,  vers 4.
[3] Dictionnaire d’Ancien Français. R. Gransaignes D’Hauterive. Larousse. 1947.
[4] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VIII. Op. cit. Le Tumbeau du Treschrestien Roy Henri II. (1559). Page 22, vers 83.
[5] Dictionnaire Abrégé Latin-français illustré. Félix Gaffiot. Brodard et Taupin. 1969.
[6] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Passage XXXVIII, page 429, vers 9.
[7] Dictionnaire Abrégé Latin-français illustré. Félix Gaffiot. Brodard et Taupin. 1969.
[8] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide. Page 374, vers 928.
[9] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide. Page 363, vers 611-612.
[10] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Passage XLVII, page 435, vers 5.
[11] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969.
[13] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide.
 Page 358, vers 482.
[14] Figures de Style. Axelle Beth, Elsa Marpeau. Librio. 2007. Page 20.
[15] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide. Page 367, vers 720.
[16] Le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Réédition. SNL-LE ROBERT. 1984. Antoine Furetière, 1619-1688, académicien, se brouillera définitivement avec l’institution en réalisant son propre dictionnaire dont il publiera un premier extrait en 1684. Sa première édition complète sera posthume (1690) et devancera le dictionnaire « officiel » de l’Académie Française de quatre ans.
[17] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit.
[18] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Livre V de l’Enéide. La Mort de Pallinure. Page 337. Vers 80-81.
[19] Dictionnaire Abrégé Latin-français illustré. Félix Gaffiot. Brodard et Taupin. 1969. Op. cit.
[20] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[21] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VIII. Op. cit. Le Tumbeau du Treschrestien Roy Henri II. (1559). « Du Mesme ». Page 28. Vers 3-4.
[22] Le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière. Réédition. SNL-LE ROBERT. 1984. Op. cit.
[23] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[24] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[25] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. VIè Livre de l’Enéide. Page 374. Vers 926-928.
[26] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. “Plusieurs Passages de Poetes Grecs et latins. » Passage XLI. Page 431. Vers 3-4.
[27] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[28] Nouveau Petit Larousse en couleurs. Larousse. 1969. Op.Cit
[29] Œuvres Poétiques. Joachim du Bellay. Tome VI. Droz. 1931. Op. Cit. Livre V de l’Enéide. La Mort de Pallinure. Page 339. Vers 144.