dimanche 10 août 2014

Poète: qui ou que suis-je ? A propos de Roger DE LEVAL.




Comme la vie, la littérature est faite de coïncidences.

Tôt ce matin, je débute la lecture du volume 21 de la collection « bibliothèque – Gallimard » (1) intitulé : « Alcools – Guillaume Apollinaire » qui m’apprend, page sept à huit, les incertitudes du poète quant à sa propre définition et m’offre cette citation tirée du poème « Cortège » :

« Un jour je m’attendais moi-même
Je me disais Guillaume il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis ».

Un peu plus tard ce matin, je m’en vais profiter du soleil d’août pour une promenade que je ne puis achever sans passer par le marché aux livres du mercredi. Pour une somme infime j’y acquière un exemplaire de la revue « VA ! – Revue indépendante », première année – y en a-t-il eu beaucoup d’autres ? – Janvier 1924, numéro 10 – 12 (2) où ceci avait attiré mon attention :

Le Poète Fou.

Je suis bien peu ce que je suis
Puisque mes désirs m’en dégagent,
Mes désirs d’être d’un autre âge
Que je n’ai pas bien défini

D’un âge où je serai moi-même
Dégagé de ce que je suis,
Moi, l’énoncé d’un théorème
Dont un des termes s’est enfui.

Car je n’ai jamais l’âme en peine,
Ayant assouvi tout désir.
Pourtant le sang brûle mes veines
Lorsque je songe à l’avenir…

Qui résoudra le théorème ?…
Je suis triste sans l’avouer,
Puisque j’ignore mon moi-même
Après l’avoir tant recherché…

Ceci, qui se trouve signé du nom de Roger DE LEVAL – Directeur des « Ailes qui s’ouvrent » et que j’ai apprécié.




Qui est Roger DE LEVAL ?


L’ouvrage de, Robert Frickx  et Raymond Troisson, « Lettres Françaises de Belgique, tome II: la poésie, (3) me donne quelques éléments dans la recension qu’il fait de l’ouvrage de DE LEVAL : « L’Autre Rive », publié en 1923 (à 17 ans !) car on n’y apprend que l’auteur, né en 1906, se suicide en 1936. Je ne trouve aucun renseignement supplémentaire sur sa vie dans mes recherches sur Internet ou dans ma bibliothèque.

La consultation du site unicat.be : Union Catalogue of Belgian Libraries (4), me donne la liste des œuvres de Roger DE LEVAL que je reproduis ci-dessous :

-          L’Autre Rive, 1923, Bruxelles, Editions de la Vie Intellectuelle.
-          Armillaire, 1928, Bruxelles : A l’enseigne de l’oiseau bleu.
-          Lettre pour un rhétoricien, 1932, Bruxelles, Imprimerie De Raeve.
-          Ode à propos de Londres, 1928, Paris. Ecrivains réunis.
-          Matinées, sans date, Bruxelles. Edition échantillons.
-          Cinq Essais sur la poésie Anglaise Contemporaine, sans date, Bruxelles ; Gauloises.
-          Jazz-Band le Mal du siècle en collaboration avec Pierre FONTAINE et Julien FLAMENT, 1925, Bruxelles, Editions Gauloises.
-          Tu Jongleras avec ton cœur, 1937 (ouvrage posthume), Paris, Editions du Centaure.

Quant à la revue « les Ailes qui s’ouvrent » j’en trouve la trace sur le site « Archive et Musée de la Littérature » (belge) (6) qui m’apprend qu’il s’agissait d’une revue littéraire mensuelle, édité par Albert Dewitt, libraire éditeur à Bruxelles et qu’elle a débuté en 1923.
Et voilà tout.

Je mets bien au jour sur le site eBay une photo de presse du mariage (le 7 décembre 1931) de Monsieur Roger DE LEVAL, avocat belge, avec la fille du colonel Stanley BIRD ex « princesse Said Halin » précédemment épouse du neveu du grand vizir de Turquie mais je ne parviens pas à déterminer s’il s’agit bien du Roger DE LEVAL dont je viens d’apprécier le travail.
Bien sûr, la note que consacre l’ouvrage « Lettres Françaises de Belgique » (3) à « Armillaire », autre œuvre de Roger DE LEVAL faisant également mention de son « Ode à propos de Londres », 1928,  évoque « une poésie dans l’objectif principal fut peut-être de fixer un instant de bonheur, une image frappante ou une brève romance » ce qui rend assez tentant le rapprochement entre celui qui écrivit ce texte et  l’homme qui figure sur cette photo de mariage d’autant, que nous l’avons vu ci-dessus, notre auteur a également écrit un texte sur la poésie Anglaise contemporaine ce qui lui suppose une certaine familiarité avec ce pays, sinon avec certains de ses habitants….
Scientifiquement parlant, ces éléments demeurent cependant assez minces et l’étude de la photo supposée être celle de notre poète, montre un homme aux golfes temporaux déjà bien dégarnis de cheveux ce qui est un peu étonnant pour un jeune homme qui au moment de son mariage n’était âgé que de 25 ans (la chose peut cependant se voir de manière non n’exceptionnelle dès cet âge selon l’artisan coiffeur très compétent que je me suis permis d’interroger à ce sujet).
Sur la nouvelle épousée mes recherches sont restées étonnamment vaines.

De la perplexité en poésie : qui ou que suis-je ?


Ainsi Apollinaire se cherche, mais Apollinaire se trouve, ce qui, à la lecture du « Poète Fou », ne semble pas être le cas de Roger DE LEVAL.

Ces deux-là, qu’on ne peut bien évidemment pas mettre sur le même pied, ne sont pas les seuls à se poser des questions sur eux-mêmes, en témoignent ainsi cet extrait du poème « les Chansons que je fais… » extrait de « Les Chansons et les Heures – Le Rosaire des Jours » de Marie NOËLLE (5) :

« Les chansons que je fais, qu’est ce qui les a faites ?… »

page 35 et cet extrait de la 12e strophe de « Connais-Moi » page 39 :

« Connais moi ! Connais moi ! Ce que j’ai dit, le suis-je ?
Ce que j’ai dit est faux – Et pourtant c’était vrai ! –
L’air que j’ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?… Le puis-je ?… »

N’y a-t-il pas aussi un peu de cela dans la première strophe du poème « Naïf » de Cocteau (7) ?

« Pourquoi Seigneur faut-il être fait de la sorte
Étranger à la nuit d’où mes poèmes sortent
D’où vient ce tribunal qui m’invente un procès
Pour le crime d’amour de gloire et d’insuccès
Et quel est ce destin qui d’attrape en attrape
D’une main me caresse et de l’autre me frappe ? »

Et dans ce 15e texte de « Tendres impôts à la France » du recueil « Vergers » (8) que  Rainer Maria Rilke écrivit directement en français à la fin de sa vie :

« De quelle attente, de quel
regret sommes-nous les victimes,
nous qui cherchons des rimes
 à l’unique universel ?

Nous poursuivons notre tort
en obstinés que nous sommes ;
mais entre les torts des hommes
c’est un tort tout en or. »

Qui sommes-nous, que sommes-nous ?

« Le mystère est en moi comme couve une flamme
Dans un tas de sarments ;
Je le ferai jaillir pour confronter mon âme
Avec les éléments. »

Écrit Jean Moréas dans la seconde strophe de la 14e stance du « Quatrième Livre des Stances » (9).

Et, parlant de mystère, n’est-ce pas également le moment de citer le deuxième quatrain du très fameux « Mon Rêve Familier » de Paul Verlaine (10) ?

« Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas ! Cesse d’être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant. »

Tous ces auteurs ont en commun le fait d’appartenir à une époque où les poètes sont paradoxalement très nombreux alors que, même pour les plus grands, leur importance devient de moins en moins grande dans la littérature. Faut-il y voir une des raisons de leurs incertitudes ?

C’est bien un sentiment de marginalisation qui apparaît dans les lignes que nous citons plus haut, de marginalisation et de jugement péjoratif possible de la part d’une entité qu’aucun des auteurs ne nomme expressément mais qui correspond à l’évidence à la collectivité au milieu de laquelle ils vivent.

Rythme des mots, musique des images, à quoi bon composer, à quoi bon faire partager ses émotions à d’autres et avec qui les partager aujourd’hui ?

« En regardant vers le pays de France,
Un Jour m’advint à Douvres sur la mer… », Charles d’Orléans, fait prisonnier à la bataille d’Azincourt en 1415 et resté captif en Angleterre pendant 25 ans offre au moins une des réponses possibles à ces questions. Composer des vers pour exister en soi-même et pour exister avec les autres au travers du seul moyen de partage que le destin vous a laissé : non seulement être mais s’assurer que l’on est.
Et puis lutter à armes presque égales avec le temps…

Bien sûr, tous les poètes n’ont pas d’états d’âme quant à ce qu’ils sont ou quant à ce qu’ils représentent et chacun connaît la citation de Malherbe : « Un bon poète n'est pas plus utile à l'Etat qu'un bon joueur de quilles. ». Malherbe a peut-être raison quand il s’agit de l’État et du poète courtisan mais, paraphrasant Théophile de Viau écrivons : « Malherbe a très bien dit mais il a dit pour lui » et pensons, avec tous les poètes qui se cherchent (et éventuellement se trouvent) que poésie et poètes valent plus que cela, même dans notre monde actuel.


Bibliographie.


1 - Alcools. Apollinaire. La bibliothèque Gallimard-Education. 2004. P. 7-8.
2 - « VA ! » (revue). Ière année, janvier 1924, n°10-12, p. 238-239.
3 – « Lettres Françaises de Belgique » Tomme II-La Poésie. Robert Frickx et Raymond Trousson. Ed. Duculot, 1988, p. 54.

5 – Les Chansons et les Heures – Le Rosaire des Jours. NRF-Poésie Gallimard, 1983, p.35 et p. 39.
6 – Archives et Musée de la Littérature (Belge). http://www.aml-cfwb.be
7 – Poésie 1  (revue), n°1, 1969, Cocteau, « Faire-part », poèmes inédits 1922-1960, p. 33.
8 – « Vergers » suivi d’autres poèmes français. Rainer Maria Rilke. NRF, Poésie Gallimard, 1997, p. 177.
9 – Les Stances. Jean Moréas. Mercure de France, 1923, p. 144.
10 – Œuvre Poétique. Tome Premier. Paul Verlaine. Ed. : Jean de Bonnot, 1975, p. 33.

                                                               ***

Note: un autre poème de Roger DE LEVAL:   http://poetesinconnus.over-blog.com/article-les-livres-roger-de-leval-1906-1936-124340882.html