De ce poète dont je ne suis pas parvenu à savoir plus que sa nationalité (belge) sa date de naissance (1906) et celle de son décès (1936) par suicide, je possède aujourd’hui, en sus des poèmes de l’exemplaire de janvier 1924 de la probablement très éphémère revue « VA ! » qui me l’a fait découvrir :
• son
recueil de 1923 « l’Autre Rive » édité, sans doute à compte d’auteur, aux
éditions de « la Vie intellectuelle »,
• et celui
de 1928 « ARMILLAIRE » édité « A l’enseigne de l’oiseau Bleu » et préfacé par
Philippe SOUPAULT,
soit en tout 47 poèmes.
Le premier des deux poèmes de la revue « VA ! » Se nomme «
Livre », je le retranscris ci-dessous, le second, « Le Poète Fou » figure dans
mon précédent billet[i].
Ils présentent tous les deux le même style que celui que
l’on retrouve dans la première publication de Roger DE LEVAL ce qui est
cohérent avec les dates de publication de ces différents textes.
« Les Livres. »
J’ai lu ce
soir beaucoup de livres
Comme j’en
ai lu d’autres soirs,
Des soirs où
j’ai cessé de vivre
Ma vie–des
soirs ou mes espoirs
Firent place
aux espoirs des autres
Qui vivaient
aux pages des livres :
Je fus même
le bon apôtre,
Je dis
comment il fallait vivre…
Et puis,
j’ai tourné d’autres pages
Et je
souffris du mal d’aimer…
Puis je fus
le jeune homme sage,
Puis je me
suis empoisonné…
J’eus de
grands titubements ivres ;
J’ai senti
la joie du néant,
De
s’immobiliser et vivre…
Et je fus
moi-même un instant.
Et puis
j’ouvris un nouveau livre.
***
À titre
d’exemple, voici, tirés de ce premier recueil de Roger DE LEVAL :
« Attente. »
La longueur
des heures d’attente
Dans les
gares et par le froid !
On perd
conscience du « moi »
Dans les
longues heures d’attente.
Toujours, le
train a du retard,
Qu’il soit
de fer ou fait de gloire !
L’hiver est
froid, la gare est noire,
Toujours le
train a du retard.
On est
parfois si las d’attendre
-Peut-être
ne viendra-t-il pas-
Et,
mélancolique, on s’en va…
On est
parfois si las attendre.
Et l’on s’en
va vers l’inconnu
Des
existences monotones…
Et
souffreteux que rien n’étonne,
On s’en va
seul vers l’inconnu.
Le train est
là. –La gare est vide.
La gloire
est venue à la mort ;
Pourquoi
pleurer ? Voilà le sort !
Le train est
là ; la gare est vide.
***
« L’horloge.
»
L’horloge
ânonne,
monotone,
sa chanson.
Sans raison.
Du jour au
soir,
Sur le vieux
cadran noir,
Elle ânonne
ses espoirs…
Sans raison…
Sans raison.
***
« Le Pin. »
J’ai fait
planter un pin à l’ombre de mon toit.
Je regarde
pousser dans ses rugueuses branches
Le bois dont
on fera les hermétiques planches
De mon
cercueil de bois de pin : mon dernier toit.
Je regarde
pousser le pin dans la lumière.
Plus tard il
me dira la chaleur du soleil,
Le souffle
de la mer et le printemps vermeil,
Quand mes
yeux se seront fermés à la lumière.
Il dira la
langueur de l’azur vers midi,
Le toit qui
se penchait pour lui donner de l’ombre,
Les volets
clos, le vert gazon, les fleurs sans nombre,
Il versera
sur moi le soleil de midi.
Il parlera
de mon travail ; des espérances
Que je
conçus en m’appuyant à son tronc noir,
Et la force
du jour et la fraîcheur des soirs.
Mon cercueil
sera plein de vieilles espérances.
***
Dans «
Armillaire », second recueil du poète, les textes de « Matinées » qui rassemble
cinq poèmes manifestement adressés à une maîtresse ou à une épouse sont d’une
écriture assez proche de celle des poèmes du premier recueil.
On n’en
jugera avec le second de ces cinq que je transcris ci-dessous :
Patine longuement
sur les canaux gelés
avec des
gestes sains, avec une joie saine
vers l’âcre
et pure odeur de sel du Zuiderzee
chère aventure urbaine.
Le froid t’a
préparé le chemin de la mer :
les moulins
doucement t’accueillent sous leurs ailes,
les patins
ton muni de leurs charmes d’hiver
ô mon ange rebelle.
Les timbres
sont collés sur tes lettres d’amour
où tour à
tour ton cœur et tes désirs s’expriment
tous deux se
rencontrant aux mêmes carrefours
en joutes anonymes.
Laisse-les,
laisse-les ! Et poursuis ton chemin :
les timbres
se perdront, tu resteras austère,
les présents
les plus lourds tomberont de tes mains
et te rendront légère.
Tous mes
printemps passés me travaillent l’esprit
quand je te
vois pour moi changer tes attitudes
te dépouiller
de ton passé, de tes soucis
et de tes habitudes.
Tes
vêtements d’hier sur lesquels il neigea
ne
reconnaîtront plus la courbe de tes formes
tu n’as que
pressenti des brises et déjà
tes souvenirs s’endorment.
***
« Or » est
différent, plus « allusif »,-plus hermétique ?-
Or jaune, or blanc, or rouge, or
vert
la vie est
une mine d’or
sur quoi
neigent beaucoup d’hiver.
Beaucoup de
mineurs y sont morts,
déjà
remplacés dans la mine
vers quoi
tendent d’autres encore.
Pépite,
métal que l’on devine
comme une
veine dans la peau
et le Pyrée
à Salamine.
Et le sens
caché dans les mots :
dans les
étoiles des deux ours
Il faut
trouver deux animaux.
Messieurs !
la vie est une source
D’or : Le
travail, l’espoir, l’amour.
(Le cœur
a-t-il valeur en bourse ?)
La mine a
beaucoup de détours
les
sentiments n’ont pas d’experts
Et l’homme
change tous les jours…
Or blanc, or jaune, or rouge, or
vert.
*** Note : le
second vers de la troisième strophe est en fait écrit dans le recueil : «
Pépite, métal qui on devine »… ce qui constitue vraisemblablement une erreur
typographique qui a échappé à l’auteur et que je me suis permis de corriger
comme ci-dessus. J’ai par ailleurs conservé au nom « Pirée » la graphie qu’il
présente dans le texte d’origine.
De même, « X
égale zéro » ou « Muriel », que l’on en juge ci-dessous :
« X égale
zéro. »
Cueillons
les fruits quand ils sont verts
Et dans
d’artificielles serres
« Le soleil
à travers le verre
Supprime
l’être de l’hiver.
Et dans
d’artificielles serres
Faisons
mûrir avant le temps
Comme de
blonds adolescents
Les citrons
à l’écorce amère.
Les oranges
des rêves d’or,
-Rondes
pommes des Hespérides-
Et par la
chaleur trop morbide
Éloignons
les barques des ports.
Changement
de température,
Nos poumons
oppressés, halètent :
Nous sommes
comme les poètes,
Mal adaptés
à la nature.
Esclaves
celtes à Byzance,
Gaulois
vendus aux marchés Thraces,
Double
hermétisme de deux races,
Orientaux
perdus en France.
Angles aigus
des autres « moi »
Mal adaptés
autour de nous :
Les fruits
qui mûrissent en Août,
Pour nous
seraient mûrs d’autres mois ?
***
« Muriel. »
Les arbres
dépouillés du bruit des avenues,
-Dont tu ne
trouvais pas le feuillage assez frais-
J’y
cherchais des leçons que tu n’as jamais sues
Malgré ton
nom mouillé comme un brouillard anglais.
Tu ne
changeais jamais de cœur ni de visage
Et tu savais
pourtant que je fais alterner
Sur du
papier trop blanc, dans un cadre trop sage,
Les jours
rouges et noirs de mon calendrier.
Mon buvard
que noircit l’empreinte de mes lettres
Tu n’en
regardais pas l’envers dans une glace
Mais tu
suivais des yeux en ouvrant la fenêtre
Les oiseaux
envolés vers d’ardentes terrasses.
Il te
manquait l’esprit qui m’aurait fait t’élire :
Lorsque tu
m’as quitté comme un alinéa
Tu n’as pas
su trouver les mots qu’il fallait dire :
« Nous nous retrouverons sur le Niagara… »
Tu n’as pas
emporté les cartes Javanaises
Où les
danseuses ondulaient sous les bijoux…
Tu n’as pas
assoupli ton cœur sur un trapèze ;
Tu n’as
jamais aimé les plaisirs de deux sous.
***
Ces derniers
textes adoptent un style plus proche du surréalisme. D’où cette préface
d’Armillaire demandée à Philippe SOUPAULT ?
Philippe
SOUPAULT (1897-1990), qui est d’abord l’ami d’Apollinaire avant de devenir,
grâce justement à Apollinaire qui les présente l’un à l’autre, l’ami de BRETON
et de fonder avec celui-ci et ARAGON, la revue « LITTÉRATURE » et le mouvement
du surréalisme.
Mais le
surréalisme de DE LEVAL demeure très discret, la versification, le rythme sont
conservés et seules quelques touches, quelques nuances ici ou là le font
évoquer ainsi, de manière assez nette, dans les deux dernières strophes de «
Muriel ».
Les premiers
poèmes que DE LEVAL publie ont été écrits à l’âge de 16 ans (en 1922). Quels
sont les poètes que ce jeune homme peut alors admirer et chercher à suivre ?
Les trois
plus importants : VERLAINE (1844-1896), RIMBAUD (1854-1891), surtout peut-être
pour un écrivain d’origine belge, et APOLLINAIRE (1880-1918, « Alcools » datent
de 1913) vous viennent tout de suite à l’esprit. Il faut cependant leur ajouter
un quatrième qui ne peut qu’avoir été très familier à Roger DE LEVAL : Émile
VERHAEREN. Quant à ARAGON (1897 ?-1982), ses premières amours en matière de
poésie, les seules que par sa courte existence, DE LEVAL ait pu avoir sous les
yeux, l’éloignent, comme nous le verrons, des choix de notre poète.
Émile
VERHAEREN, né en 1855 près d’Anvers est décédé accidentellement (écrasé par un
train en gare de Rouen) en 1916.
Émile VERHAEREN,
ce poète merveilleux, que j’ai redécouvert un jour en lisant des extraits de «
Toute la Flandre »[ii] dans un
volume des « Classique Larousse » dont les notes avaient été rédigées par un
professeur émérite à l’université de Liège, Monsieur Michel PIRON. Un nom qui
ne m’était pas inconnu puisque c’est celui du dédicataire de l’exemplaire d’«
Armillaire » de Roger DE LEVAL que je possède… Compte tenu des 57 années qui
séparent l’écriture de cette dédicace des notes rédigées par Monsieur PIRON
pour ce fascicule Larousse, il ne s’agit sans doute là que d’une coïncidence de
nom. Étonnante néanmoins.
Mais il
n’est en effet que de se donner la peine de lire pour trouver des éléments qui
accréditent la thèse d’une influence d’Emile VERHAEREN sur Roger DE LEVAL.
Ne prenons
peut-être pas en exemple la communauté de sujets–de préoccupations ?–que
pourrait faire évoquer l’existence de « L’horloge » dans « L’autre Rive » et «
Les Horloges » dans « Poèmes, Nouvelle Série : Les Bords de la Route » d’Émile
VERHAEREN[iii].
Les
techniques très différentes de versifications qui sont employées le sont, de
surcroît, au service d’images bien plus développées chez Émile VERHAEREN que
chez Roger DE LEVAL, quoique le fond n’en soit pas plus optimiste chez l’un
comme chez l’autre.
Par sa
technique , une succession de distiques, «Litanie » page 26 de « L’autre Rive »
rappelle « Un Toit là-bas » de « Toute la Flandre », poème composé également et
essentiellement de la succession de distiques.
Mais il y a
plus, la série sonore qu’évoque DE LEVAL dans « Litanie » :
« Oh le
bruit ! Oh le bruit de pas sur le trottoir…
Oh le bruit
du dehors qui vient heurter mon rêve…
Oh le bruit
! Oh le bruit de tout ce qui n’est plus…
Oh le bruit
! Oh le bruit que l’on fait dans la rue… »
fait écho à
celle de « Un Toit là-bas » :
«… La meute innombrable des vents
Aboie,
autour des seuils et des auvents ; »…
« Et
récitant à bras lassés, chaque antienne,
Cahin–caha
des besognes quotidiennes. »
« Hélas ! La
pauvre vie, au fond du vieil hiver,
Lorsque la
dune crie, et hurle avec la mer, »…
On sait
combien Émile VERHAEREN fut inspiré par
la vie régionale et le modernisme. Ce thème de la vie régionale est également
illustré chez Roger DE LEVAL par exemple dans le second texte de « Matinées »
page 14 de son volume « Armillaire » :
« Patine
longuement sur les canaux gelés
avec des
gestes sains, avec une joie saine
vers l’âcre
et pure odeur de sel du Zuiderzee
chère aventure urbaine. »
Mais
également dans « Les Vieux » page 12 de « L’autre Rive » avec cette description
de « vieilles dévotes » assistant aux « Saint office » ou « L’heure du Thé »
page 30 qui rend toute la chaleur d’un intérieur du « Nord », ou encore « La
Glace », page 33 où l’on retrouve confrontées l’inéluctable évolution du temps
qui passe à la stabilité du foyer au travers d’un objet symbolique, enfin dans
« La maison dont on vient d’enlever les tapis », page 38, où la minutieuse
description d’un intérieur évoque une peinture flamande.
Quant à la
retranscription de l’âge « moderne » elle apparaît également chez DE LEVAL par
exemple dans ce texte « d’Armillaire » : « Or » page 24 de ce volume dont
nous extrayons un vers emblématique :
«… Le cœur
a-t-il valeur en bourse ?… ».
Et de même
dans « Sous Terre » page 15 de « L’autre Rive » où l’auteur évoque la mine à l’aide
des distiques également utilisés par VERHAEREN et dans « Douleur » page 43 qui
évoque en partie la misère ouvrière.
Il n’est pas
jusqu’à la maladie qui ne puisse être source d’inspiration pour Roger DE LEVAL
comme pour Émile VERHAEREN ainsi dans « Convalescence » page 35 « d’Armillaire
» :
« Le
convalescent brun qui n’était pas épris
Songeait
confusément à sa tuberculose… »
à rapprocher
de ces vers d’Émile VERHAEREN dans « Les Tendresses Premières : Les Pas »[iv]
:
« Et quand
la fièvre ameute en moi, la nuit,
Les troubles
visions de ma cervelle lasse,… ».
Proximité
d’inspiration donc, mais également proximité technique que ne résume pas
l’usage des distique mais que l’on retrouve avec le choix de vers
hétérométriques et la variation de longueur des strophes par exemple dans «
Pour J M » page 27 « d’Armillaire » et chez VERHAEREN dans « La Vieille
Demoiselle »[v], quoique
de manière plus accentuée dans ce dernier cas.
Et, me direz-vous,
qu’en est-il de l’influence que pourrait avoir eu sur ce jeune poète, des
grandes figures tutélaires du siècle précédent : HUGO, BAUDELAIRE, NERVAL même
?
Victor HUGO
est né en 1802 et mort en 1885, NERVAL a vu le jour en 1808 et s’est pendu en 1855,
quant à BAUDELAIRE, il est apparu dans le monde en 1821 pour le quitter en
1867.
Il est plus
que probable qu’un jeune homme attiré par la poésie dans les années 20 ait lu
ces auteurs et les ait peut-être appréciés. Pour autant ils devraient lui avoir
été moins proches et moins attirants que les quatre que nous avons d’abord
cités car ils appartiennent clairement à une autre génération de versificateurs
dont l’orientation est très différente de celle des quatre auteurs pris ici
pour référence.
Si je n’évoque
même pas Charles Marie René LECONTE DE LISLE (1818-1894) c’est que son œuvre me
paraîtrait radicalement différente de ce que je peux lire chez Roger DE LEVAL.
Des deux
ouvrages de Roger DE LEVAL, j’avoue que le premier a plus ma faveur que le
second dont je trouve l’harmonie moins grande au travers de thèmes, ou moins
précis, ou traités de manière plus hésitante. Il ne s’agit cependant que d’une
impression diffuse que viennent démentir ponctuellement des strophes telles que
:
« Lente
Madone des marins
pour un long
voyage en moi-même
j’invoque
contre les destins
par-delà
l’orgueil d’un poème
la
protection de vos mains. »
(«
Pour J. M. » Page 27)
ou
« Les arbres
dépouillés du bruit des avenues
-Dont tu ne
trouvais pas le feuillage assez frais-
J’y
cherchais des leçons que tu n’as jamais sues
Malgré ton
nom mouillé comme un brouillard anglais. »
(«
Muriel » page 39).
Mais :
« Devant le
sanctuaire est une lampe rouge ;
On s’arrête
parfois sur le balancement
De son ombre
indécise et mystique qui bouge,
Comme une
étoile dort au sein du firmament. »…
(«
La Lampe » page 22 « L’autre Rive »)
ou
«Que toutes
les voix font de bruit,
Toutes les
voix du voisinage,
Des voix
d’étrangers au visage
Décoloré
comme l’ennui. »…
(«
Les Voix » page 9)
ou bien
« Le soir,
tout rêve et seul, je suis sans rêverie :
On entend
bourdonner les rêves sur les toits ;
La lucarne
est ouverte-elle aspire la vie
Et les rêves
pour ceux qui dorment sous les toits. »…
(«
Les Rêves page 36 »)
sont pour moi
plus chantantes et plus riches d’images.
La
versification de Roger DE LEVAL est de type traditionnel mais non classique.
Elle est
traditionnelle par l’existence de rimes, de vers mesurés et le plus souvent
isométriques, de strophes et notamment de la plus usuelle d’entre elles : le
quatrain, de l’alternance prédominante rime masculine-rime féminine.
Elle n’est
pas classique (conforme aux exigences des traités de versification inspirés par
MALHERBE) car on observe dans ses deux recueils des rimes entre masculin et
féminin de même consonance, des strophes aux rimes d’un seul genre (féminines
par exemple), des rimes plus proches de l’assonance que de la rime…
Ces
remarques sont d’ailleurs un peu plus vraies pour le second recueil de DE LEVAL
que pour le premier, second recueil où apparaissent aussi des particularités
comme l’absence de majuscules au début des trois vers suivant le premier vers
d’un quatrain et même, à la manière d’Apollinaire, l’absence de ponctuation
laquelle, curieusement, n’intéresse d’ailleurs que certaines strophes d’un
poème voire une partie seulement de la strophe.
J’imagine
que ce second volume devait marquer une évolution dans la manière de son
auteur, évolution que mon ignorance de l’histoire de cet auteur, du contexte de
ses créations et, pire, de ses écrits ultérieurs, m’interdit de pouvoir
seulement imaginer.
Pouvons-nous
approfondir nos réflexions sur la versification et le style de DE LEVAL ?
Il me semble
qu’en le lisant on peut au moins penser
à certaines pièces de l’Apollinaire du « Guetteur Mélancolique » avec par
exemple «Marei », pièce qui appartient à l’ensemble des poèmes écrits à
Stavelot dans les Ardennes belges en 1899 (comme par ailleurs «Mareye » qui
figure dans les « Poèmes retrouvés » qui rassemblent des textes publiés en
revue et inédits) :
« Dis-le moi
mon amour est-il vrai que tu m’aimes
Une étoile a
donc lui sur nos fronts certains soirs
Ah mon corps
connaîtra tous les deuils des carêmes
Pour payer
le bonheur que lui vaut cet espoir »…
Bien sûr, à
cause de la note mélancolique que l’on y trouve, les vers de Roger DE LEVAL,
particulièrement ceux de son premier recueil, font également penser à ARAGON
mais néanmoins pas l’ARAGON de n’importe quelle période.
ARAGON en a
terminé avec Dada en 1921 et il rompt avec le surréalisme en 1931. Ses recueils
« Feu de Joie » (1917-1919) ou le « Mouvement Perpétuel » (1922-1924) peuvent
sans doute avoir été lus par Roger DE LEVAL mais ils apparaissent d’un style
bien différent même dans celles des pièces qui conservent une architecture
néoclassique tel le sonnet « Un Air Embaumé » du « Mouvement Perpétuel »[vi].
C’est à
l’ARAGON du « Roman Inachevé »[vii]
qui date lui de 1956 (soit des textes écrits 20 ans après la mort de notre
auteur) que peut faire penser DE LEVAL.
Ainsi ce
poème « Voilà donc où tu te perds… » d’ARAGON :
« Voilà donc
où tu perds malheureux la lumière qui s’achève
Cette
dernière braise de ton cœur au foyer dispersé
Voilà donc
où tu courais Le couronnement de ta pensée
Quand tu
n’as plus le temps de rien voilà pourtant ce dont tu rêves
Tu vois la
forme et la limite et déjà touches l’horizon
Pourras-tu
finir ce poème avant que ne tombe la foudre
Et cependant
tu te prends à jouer avec un dé à coudre
Le poids de
ce que tu n’as pas su dire écrase ta raison »…
ne
rappelle-t-il pas la mélancolie de « L’autre Rive », Premier texte du recueil
éponyme de DE LEVAL ?
« De l’autre
côté de la mer,
Là-bas où
s’écroulent les vagues,
C’est le
rivage au rocher verts
Que notre
désir nous rend vague…
strophe
1
Nous le
regardons chaque soir,
Quand le
crépuscule s’achève…
Mais la nuit
les rochers sont noirs
Et nous y
fracassons nos rêves. »…
strophe
3.
Oui, la
technique de rejet DE LEVAL est tout à fait semblable à celle de l’ARAGON du «
Roman Inachevé » ou de la « Diane Française » (1947) ou du « Crève–Cœur »
(1946) et du « Nouveau Crève–Cœur » (1948) mais ces recueils sont tous très
postérieurs à son décès et ne peuvent donc être retenus.
Elle est
globalement beaucoup moins « téméraire » que celle de l’APOLLINAIRE « d’Alcools
» (1913) quand celui-ci délaisse le poème « classique », elle est également
moins classique et à la fois moins innovante que celle du VERLAINE des « Fêtes
Galantes » (1869) [viii]avec ses
rimes impeccables et la virtuosité de ses enchaînements et de ses coupes. De «
Clair de Lune » à « Colloque Sentimental » on ne peut trouver de communauté
entre VERLAINE et notre auteur. Il existe pourtant bien chez VERLAINE un texte
intitulé « En Patinant » dont le titre pourrait rappeler l’œuvre de DE LEVAL
que je cite plus haut à propos de VERHAEREN (page 8) mais dont les
développements n’ont rien à voir avec ceux du texte de DE LEVAL.
Des vers
comme :
« Votre âme
est un paysage choisi
Que vont
charmant masques et bergamasques,
Jouant du
luth, et dansant, est quasi
Tristes sous
leurs déguisements fantasques
du « Clair
De Lune » des « Fêtes Galantes » n’ont pas d’équivalent dans l’un ou l’autre
des deux recueils que nous venons d’étudier.
Trouverons-nous
quelques réelles ressemblances dans un VERLAINE plus tardif comme celui de «
Jadis et Naguère » [ix]? Non !
Encore une fois non. Le vocabulaire même est tout autre, l’usage répété du
sonnet est étranger à DE LEVAL, les thèmes sont essentiellement différents
quoiqu’un certain régionalisme puisse se retrouver chez VERLAINE par exemple
dans « L’auberge » que nous trouvons dans « Jadis » :
« La salle
aux noirs plafonds de poutres, aux images
Violentes,
Malek Adel et les Rois Mages,
Vous
accueille d’un bon parfum de soupe aux choux. »…
Et RIMBAUD
dont nous n’avons encore rien dit ?
Le RIMBAUD
flamboyant du « Bateau Ivre »[x]
? Si la versification en reste très classique, l’inspiration en est toute
différente et l’extraordinaire richesse de ses efflorescences ne se retrouve
pas dans la manière de DE LEVAL.
Le RIMBAUD
plein de dérision que l’on rencontre tout au long d’une grande majorité de ses
textes comme par exemple dans « Le Forgeron » (tiré des « poèmes confiés à
Izambard), dans « Rages de Césars » (dans le premier cahier du recueil Demeny)
ou du « Bal des Pendus » (également du premier cahier du recueil Demeny) ? Pas
plus et pour les mêmes raisons. Non, décidément non, RIMBAUD, ne semble pas une
source d’inspiration ou d’imitation très importante pour notre poète.
A vrai dire,
si, à l’évidence, ni VERLAINE, ni RIMBAUD, ne constituent à proprement parler
des « Maîtres » pour Roger DE LEVAL, il est certain que, ici ou là, les poèmes
de ce dernier peuvent rappeler, par une touche ou l’autre, l’un de ceux de ses
aînés.
Ainsi, trois
textes de DE LEVAL, aux accents maritimes, évocateurs de voyage, ou de périple
et de bateaux, peuvent faire penser,
quoique qu’assez superficiellement, au « Bateau Ivre » de RIMBAUD. Il s’agit de
« L’autre Rive » et de « Sud », respectivement page 7 et page 28 du recueil « L’autre
Rive » et « Pour J. M. », page 27 du
recueil « Armillaire ».
Semblablement
la manière d’organiser les coupes et les liens des deux premières strophes de «
Les Livres » dans la revue « Va ! », l’utilisation d’une variation du sonnet n’usant
que de rimes féminines pour les deux quatrains et organisant les deux tercets
de manière inhabituelle (C DC/DDC) dans « Artémise », page 9 de « Armillaire » rappellent
les techniques chères à Paul VERLAINE comme, cette grisaille et cette lassitude
de « Spleen » page 10 de « L’autre Rive » en évoquent le vocabulaire.
Enfin,
puisque nous en sommes aux « touches » et aux « nuances », rappelons que seule
la pièce intitulée « X = 0 » apparaît quelque peu « surréaliste » dans son
expression poétique.
Compte tenu
des différents éléments rassemblés ci-dessus il me semble néanmoins que, s’il
faut choisir un maître putatif, un inspirateur, c’est décidément bien à la
manière de VERHAEREN que les œuvres de DE LEVAL que je connais doivent avant
tout faire penser.
J’ai, on
l’aura compris, beaucoup apprécié les
œuvres de Roger DE LEVAL, sans doute m’objectera-t-on que ce ne sont pas celles
d’un des géants de la poésie du XIXème finissant ou du début du XXème. Il me
semble pourtant que leurs grandes qualités d’harmonie, de rythme,
d’inspiration, devraient les hausser
au-dessus de l’ignorance et par conséquent de l’indifférence qui les entourent.
Quarante-sept
poèmes sont-ils par ailleurs suffisants pour juger de la valeur exacte de leur
auteur ?
Il existe
une publication posthume d’œuvres de DE LEVAL. Je n’ai pas réussi à m’en
procurer un exemplaire. Les textes qui y figurent permettraient peut-être de
compléter les réflexions que je fais tout au long des pages ci-dessus.
Quoi qu’il soit assez peu probable que
beaucoup de lecteurs parcourent ces lignes et répondent à cet appel je profite
de cette courte étude pour prier toute personne qui posséderait quelques
renseignements supplémentaires sur le poète Roger DE LEVAL ou qui saurait où je
pourrais m’en procurer d’avoir la gentillesse de m’en faire part ; je l’en remercie chaleureusement d’avance.
***
[ii]
« Toute la Flandre » Emile VERHAEREN. – Classiques Larousse. 1985.
[iii]
« Poètes d’Aujourd’hui » AD. Van BEVER et Paul LEAUTAUD. – Mercure de
France. 1901.
[iv]
« Toute la Flandre » Emile VERHAEREN. – Classiques Larousse. 1985.
[v]
« Toute la Flandre » Emile VERHAEREN. – Classiques Larousse. 1985.
[vi]
« Le Mouvement perpétuel » ARAGON. NRF – Poésie/Gallimard – 1975.
[vii]
« Le Roman Inachevé » ARAGON. NRF – Poésie/Gallimard – 1985.
[viii]
« Poèmes Saturniens » suivi de « Fêtes Galantes » VERLAINE.
Le Livre de Poche - 1976.
[ix] « Jadis
et Naguère » « Parallèlement ». VERLAINE. Le livre de poche – 1970.