vendredi 5 septembre 2014

Sur un sonnet de VERLAINE.





À propos du sonnet dédicace de Paul VERLAINE à Edmond  LEPELLETIER.[1]                                                                      



Écrit par Paul Verlaine durant son hospitalisation de juillet 1890  à l’hôpital Cochin, ce sonnet autographe est reproduit sous cette forme dans le livre de son ami.
« Mon plus vieil ami survivant
D’un groupe déjà de fantômes
Qui dansent comme des atomes
Dans un rais de lune devant

Nos yeux assombris et rêvant
Sous les ramures polychromes
Que l’automne assouplit en dômes
Funèbres où gémit le vent,

Bah ! La vie est si courte en somme
Un sot réveil après un somme !
Qu’il ne faut plus songer aux morts

Que pour les plaindre et pour les oindre
De regrets exempts de remords
Car n’allons-nous pas les rejoindre ? »


Un sonnet donc, écrit en octosyllabes ce qui se rencontrait essentiellement au début de l’utilisation de cette forme fixe, durant la Renaissance. Un sonnet de type «marotique » en référence au poète Clément MAROT, l’un des tous premiers « importateurs » de cette forme italienne dans la poésie française et dont les sonnets adoptent en général le modèle suivant pour la succession de leurs rimes : ABBA ABBA CCD EDE.

Un sonnet magistral !


Je vais probablement faire sourire tous les professeurs de Lettres en parlant de « sonnet concaténé » et en décrivant à ma manière ce texte  mais c’est une si jolie pièce d’horlogerie, d’horlogerie si fine que je ne peux pas m’empêcher d’en écrire ces quelques mots.
Pourquoi parler de sonnet « concaténé » ?
À un double titre :
– à cause des liaisons inter-strophiques fortes qu’introduit le poète entre d’une part les deux quatrains et d’autre part les deux tercets,   
– et en raison des liaisons intra-strophiques  à type d’enjambement qu’il utilise également dans le corps des différentes strophes.

Ainsi la phrase qui constitue le quatrième vers du premier quatrain se poursuit dans le premier vers du second quatrain puisque le complément de la préposition « devant » qui termine ce quatrième vers se trouve être « Nos yeux » qui commence le premier vers du deuxième quatrain. Il s’agit là de bien plus que d’un « enjambement » tel qu’on le pratique habituellement. Cette technique, si elle contrevient aux règles formelles du sonnet,  aboutit ici à une cohésion très particulière de ces deux strophes.
Ce procédé se répète entre les deux tercets grâce à la proposition subordonnée de la proposition principale qui occupe le dernier vers du premier tercet, sa subordonnée constituant, elle, le premier vers du second tercet.
Par ailleurs, à l’intérieur des strophes, nous retrouvons, quoique parfois atténué, mais toujours différent de l’enjambement traditionnel, un procédé semblable avec :
« des atomes » fin du troisième vers du premier quatrain et « Dans un rais de lune » quatrième vers du premier quatrain,
et « les oindre » premiers vers du deuxième tercet et « De regrets », second vers de ce même tercet.

L’association de cette technique de liaison de vers à vers et de strophe à strophe réalise une construction qui évoque les anneaux d’une chaîne d’où le terme « concaténé » que je me suis permis.


Pourquoi n’est-il  pas possible de faire entrer le procédé que je décris ci-dessus dans la rubrique « enjambement » de notre versification ?

Dans son Petit Traité de Versification Française, Maurice GRAMMONT [2]définit ainsi l’enjambement : « quand une proposition commencée dans un vers, se termine dans le suivant sans le remplir tout entier, on dit qu’il y a « enjambement » et la fin de la proposition qui figure dans le second vers constitue le « rejet »… »
Pour Monsieur GRAMMONT, il y a de « bons » et de « mauvais » enjambements. Les bons sont ceux que justifie le besoin de produire un effet contrasté qui permet une mise en valeur du contenu du « rejet » et qui, au mieux, ne gêneront pas l’individualisation du vers sus- jacent en permettant d’y respecter la pose que comporte la rime.
Les mauvais, ce sont les autres, parmi lesquels Monsieur GRAMMONT choisit justement un exemple Verlainien qui correspond typiquement à ce que je viens de baptiser de « rupture de sens » ou  « enjambement par rupture de sens » : «… Se rejoignent les/Sept péchés aux Trois vertus… ».
Enfin, Monsieur GRAMMONT accepte le rejet de l’adjectif épithète et rappelle que pour rendre l’enjambement possible « il faut que les fins de vers soient très nettes, sans quoi les vers tendent à se confondre avec de la prose. »

Résumons-nous : l’enjambement « correct », « admis »,  est par conséquent un enjambement qui aboutit au passage dans le second vers d’une partie significative (mais pas forcément longue) de la proposition qui occupait la fin du vers précédent. Ce n’est pas une coupe pure et simple entre deux mots que, soit les règles de la grammaire, soit la compréhension et le sens, n’autorisent théoriquement pas.
Ceci peut justifier que je qualifie le procédé Verlainien décrit ci-dessus « d’enjambement par rupture de sens ».

Mais si il est vrai que les « anneaux » de la chaîne sont bien visibles dans les deux quatrains et les deux tercets, on observe une coupure évidente entre le bloc des quatrains et celui des tercets : d’un côté le plus vieil ami et la troupe fantomatique des amis disparus, de l’autre la « philosophie » de la vie. D’un côté une certaine mélancolie liée à la perte et à l’absence, de l’autre une sagesse résignée dont l’expression se termine sur la certitude d’un retour.

Cette solution de continuité avec passage du particulier au général ou cet « aller-retour » en boucle ne sont pas sans rappeler d’autres types de poèmes, étrangers ceux-là, dont non seulement l’architecture est fixe mais dont le contenu doit encore respecter certaines règles tel que le Tanka japonais dont la première partie doit être constituée par une image que l’on détaille et la seconde par la réponse qu’on lui donne[3] et, mais sans doute à un moindre titre, le Robaï (pluriel  Robaiyat ou Rubaiyat) persan cher au mathématicien poète de la fin du XIème, début du XIIe siècle : Omar KHAYYAM.
En effet, ce poème qui consiste en un quatrain est décrit comme devant comporter dans ses deux premiers vers des propositions qui aillent dans le même sens, dans le vers trois une proposition contradictoire, une réfutation ou simplement une objection aux précédentes propositions, pendant que le vers quatre permet de revenir au point de départ en concluant le poème[4].
Pour mémoire, la première traduction des quatrains d’Omar KHAYYAM fut la traduction anglaise qu’en donna en 1859 Edward Fitzgerald. Ainsi Verlaine aurait-il théoriquement pu en avoir connaissance lors d’un de ses séjours anglais.


Attardons-nous aussi un peu sur la musique de ces vers.

Reprenons ce sonnet  en en dégageant les sonorités qui en se répondant nettement contribuent au rythme autant qu’à la mélodie (en gras+souligné ici).

Le premier quatrain est en demi-teintes « musicales», rumeur introductive de la pleine harmonie à venir qu’entame et développe le deuxième quatrain.
Mais on a déjà :


V1 Mon plus vieil ami survivant
V2 D’un groupe déjà de fantômes
V3 Qui dansent comme des atomes
V4 Dans un rais de lune devant

puis arrivent :

V5 Nos yeux assombris et rêvant
V6 Sous les ramures polychromes

et surtout la souplesse languide des :

V7 Que l’automne assouplit en dômes
V8  Funèbres où gémit le vent,

enfin l’harmonie des tercets:

V9 Bah ! La vie est si courte en somme
V10 Un sot réveil après un somme

avec

V11 Qu’il ne faut plus songer aux morts

comme « rupture » (pas de poursuite ou de reprise de la ligne mélodique précédente).

V12 Que pour les plaindre et pour les oindre
V13 De regrets exempts de remords

et

v14  Car n’allons nous pas les rejoindre ?

qui marque le même type de rupture que celle du v11 du premier tercet avec en sus, cette très belle reprise de la rime riche: les oindre/les rejoindre.

Lorsque les rimes sont aussi parfaites, elles se répondent en véritable écho, un procédé que l’on peut également retrouver indépendamment de la rime, dans le corps du vers, ajoutant une liaison supplémentaire entre deux vers non contigus mais situés à courte distance l’un de l’autre, ainsi des v5 et v7 avec « assombrit » et « assouplit ».

Une fois de plus chez Verlaine, la simplicité n’est qu’apparente et l’effet  global est obtenu qu’à travers des procédés dont les effets s’additionnent ou  se croisent.                            


                                                                ***                                      


[1] Dans « Paul VERLAINE, sa vie, son œuvre » d’Edmond LEPELLETIER. Mercure de France – 1907.

[2] Petit Traité de Versification Française. Maurice GRAMMONT. – Armand COLIN. 1947. Page 20 à 22 et 109 à 114.
[3] Poetic Form : Tanka. http://www.poets.org/poetsorg/text/poetic-form-tanka
[4] Les RobaÏ d’Omar KHAYYAM et leurs traductions russes. S.B.PHILONENKO. Université Marc Bloch. – Strasbourg. Dans : Actes de deux colloques internationaux sur :’Abd al-Rahman Jami, Farid al-Din ‘Attar, Omar Khayyam. Présenté parHossein Beikbagban. – Université des Sciences Humaines de Strasbourg. Presses Universitaires d'Iran. 2002. Page 274.