À propos du sonnet dédicace de Paul VERLAINE à Edmond LEPELLETIER.[1]
Écrit par Paul Verlaine durant son hospitalisation de juillet 1890 à l’hôpital Cochin, ce sonnet autographe est reproduit sous cette forme dans le livre de son ami.
« Mon plus
vieil ami survivant
D’un groupe
déjà de fantômes
Qui dansent
comme des atomes
Dans un rais
de lune devant
Nos yeux
assombris et rêvant
Sous les
ramures polychromes
Que
l’automne assouplit en dômes
Funèbres où
gémit le vent,
Bah ! La vie
est si courte en somme
Un sot
réveil après un somme !
Qu’il ne
faut plus songer aux morts
Que pour les
plaindre et pour les oindre
De regrets
exempts de remords
Car
n’allons-nous pas les rejoindre ? »
Un sonnet
donc, écrit en octosyllabes ce qui se rencontrait essentiellement au début de
l’utilisation de cette forme fixe, durant la Renaissance. Un sonnet de type
«marotique » en référence au poète Clément MAROT, l’un des tous premiers
« importateurs » de cette forme italienne dans la poésie française et
dont les sonnets adoptent en général le modèle suivant pour la succession de
leurs rimes : ABBA ABBA CCD EDE.
Un sonnet
magistral !
Je vais probablement faire sourire tous les professeurs de
Lettres en parlant de « sonnet concaténé » et en décrivant à ma manière ce texte
mais c’est une si jolie pièce
d’horlogerie, d’horlogerie si fine que je ne peux pas m’empêcher d’en écrire ces
quelques mots.
Pourquoi parler de sonnet « concaténé » ?
À un double titre :
– à cause des liaisons inter-strophiques fortes qu’introduit
le poète entre d’une part les deux quatrains et d’autre part les deux tercets,
– et en raison des liaisons intra-strophiques à type d’enjambement qu’il utilise également
dans le corps des différentes strophes.
Ainsi la phrase qui constitue le quatrième vers du premier
quatrain se poursuit dans le premier vers du second quatrain puisque le
complément de la préposition « devant » qui termine ce quatrième vers se trouve
être « Nos yeux » qui commence le premier vers du deuxième quatrain. Il s’agit
là de bien plus que d’un « enjambement » tel qu’on le pratique habituellement. Cette
technique, si elle contrevient aux règles formelles du sonnet, aboutit ici à une cohésion très particulière
de ces deux strophes.
Ce procédé se répète entre les deux tercets grâce à la
proposition subordonnée de la proposition principale qui occupe le dernier vers
du premier tercet, sa subordonnée constituant, elle, le premier vers du second
tercet.
Par ailleurs, à l’intérieur des strophes, nous retrouvons,
quoique parfois atténué, mais toujours différent de l’enjambement traditionnel,
un procédé semblable avec :
« des atomes
» fin du troisième vers du premier quatrain et « Dans un rais de lune »
quatrième vers du premier quatrain,
et « les
oindre » premiers vers du deuxième tercet et « De regrets », second vers de ce
même tercet.
L’association
de cette technique de liaison de vers à vers et de strophe à strophe réalise
une construction qui évoque les anneaux d’une chaîne d’où le terme « concaténé » que je me suis permis.
Pourquoi n’est-il
pas possible de faire entrer le procédé
que je décris ci-dessus dans la rubrique « enjambement » de notre versification ?
Dans son
Petit Traité de Versification Française, Maurice GRAMMONT [2]définit
ainsi l’enjambement : « quand une proposition commencée dans un vers, se
termine dans le suivant sans le remplir tout entier, on dit qu’il y a «
enjambement » et la fin de la proposition qui figure dans le second vers
constitue le « rejet »… »
Pour Monsieur
GRAMMONT, il y a de « bons » et de « mauvais » enjambements. Les bons sont ceux
que justifie le besoin de produire un effet contrasté qui permet une mise en
valeur du contenu du « rejet » et qui, au mieux, ne gêneront pas
l’individualisation du vers sus- jacent en permettant d’y respecter la pose que
comporte la rime.
Les mauvais,
ce sont les autres, parmi lesquels Monsieur GRAMMONT choisit justement un
exemple Verlainien qui correspond typiquement à ce que je viens de baptiser de
« rupture de sens » ou « enjambement par
rupture de sens » : «… Se rejoignent les/Sept péchés aux Trois vertus… ».
Enfin, Monsieur
GRAMMONT accepte le rejet de l’adjectif épithète et rappelle que pour rendre
l’enjambement possible « il faut que les fins de vers soient très nettes, sans
quoi les vers tendent à se confondre avec de la prose. »
Résumons-nous
: l’enjambement « correct », « admis », est par conséquent un enjambement qui aboutit
au passage dans le second vers d’une partie significative (mais pas forcément
longue) de la proposition qui occupait la fin du vers précédent. Ce n’est pas
une coupe pure et simple entre deux mots que, soit les règles de la grammaire,
soit la compréhension et le sens, n’autorisent théoriquement pas.
Ceci peut
justifier que je qualifie le procédé Verlainien décrit ci-dessus « d’enjambement par rupture de sens ».
Mais si il
est vrai que les « anneaux » de la chaîne sont bien visibles dans les deux
quatrains et les deux tercets, on observe une coupure évidente entre le bloc
des quatrains et celui des tercets : d’un côté le plus vieil ami et la troupe
fantomatique des amis disparus, de l’autre la « philosophie » de la vie. D’un côté
une certaine mélancolie liée à la perte et à l’absence, de l’autre une sagesse
résignée dont l’expression se termine sur la certitude d’un retour.
Cette
solution de continuité avec passage du particulier au général ou cet « aller-retour »
en boucle ne sont pas sans rappeler d’autres types de poèmes, étrangers ceux-là,
dont non seulement l’architecture est fixe mais dont le contenu doit encore
respecter certaines règles tel que le Tanka japonais dont la première partie
doit être constituée par une image que l’on détaille et la seconde par la
réponse qu’on lui donne[3]
et, mais sans doute à un moindre titre, le Robaï (pluriel Robaiyat ou Rubaiyat) persan cher au mathématicien
poète de la fin du XIème, début du XIIe siècle : Omar KHAYYAM.
En effet, ce
poème qui consiste en un quatrain est décrit comme devant comporter dans ses
deux premiers vers des propositions qui aillent dans le même sens, dans le vers
trois une proposition contradictoire, une réfutation ou simplement une
objection aux précédentes propositions, pendant que le vers quatre permet de
revenir au point de départ en concluant le poème[4].
Pour
mémoire, la première traduction des quatrains d’Omar KHAYYAM fut la traduction
anglaise qu’en donna en 1859 Edward Fitzgerald. Ainsi Verlaine aurait-il
théoriquement pu en avoir connaissance lors d’un de ses séjours anglais.
Attardons-nous
aussi un peu sur la musique de ces vers.
Reprenons ce
sonnet en en dégageant les sonorités qui
en se répondant nettement contribuent au rythme autant qu’à la mélodie (en gras+souligné
ici).
Le premier
quatrain est en demi-teintes « musicales», rumeur introductive de la pleine
harmonie à venir qu’entame et développe le deuxième quatrain.
Mais on a
déjà :
V1 Mon plus vieil ami survivant
V2 D’un groupe
déjà de fantômes
V3 Qui
dansent comme des atomes
V4 Dans un rais de lune devant
puis
arrivent :
V5 Nos yeux assombris et rêvant
V6 Sous les ramures polychromes
et surtout
la souplesse languide des :
V7 Que l’automne assouplit en dômes
V8 Funèbres
où gémit le vent,
enfin l’harmonie
des tercets:
V9 Bah !
La vie est si courte en somme
V10 Un sot réveil après un somme
avec
V11 Qu’il ne
faut plus songer aux morts
comme
« rupture » (pas de poursuite ou de reprise de la ligne mélodique
précédente).
V12 Que pour les plaindre et pour les oindre
V13 De regrets exempts de remords
et
v14 Car n’allons nous pas les rejoindre ?
qui marque
le même type de rupture que celle du v11 du premier tercet avec en sus, cette
très belle reprise de la rime riche: les oindre/les rejoindre.
Lorsque les
rimes sont aussi parfaites, elles se répondent en véritable écho, un procédé
que l’on peut également retrouver indépendamment de la rime, dans le corps du
vers, ajoutant une liaison supplémentaire entre deux vers non contigus mais
situés à courte distance l’un de l’autre, ainsi des v5 et v7 avec « assombrit »
et « assouplit ».
Une fois de
plus chez Verlaine, la simplicité n’est qu’apparente et l’effet global est obtenu qu’à travers des procédés
dont les effets s’additionnent ou se
croisent.
***
[1] Dans «
Paul VERLAINE, sa vie, son œuvre » d’Edmond LEPELLETIER. Mercure de France –
1907.
[2] Petit
Traité de Versification Française. Maurice GRAMMONT. – Armand COLIN. 1947. Page
20 à 22 et 109 à 114.
[3] Poetic Form : Tanka.
http://www.poets.org/poetsorg/text/poetic-form-tanka
[4] Les
RobaÏ d’Omar KHAYYAM et leurs traductions russes. S.B.PHILONENKO. Université
Marc Bloch. – Strasbourg. Dans : Actes de deux colloques internationaux sur :’Abd
al-Rahman Jami, Farid al-Din ‘Attar, Omar Khayyam. Présenté parHossein Beikbagban.
– Université des Sciences Humaines de Strasbourg. Presses Universitaires
d'Iran. 2002. Page 274.