Jouvence fut
un petit garçon comme tous les petits garçons, du moins les petits garçons de
l’époque où se déroule ce récit et qui n’a rien à voir avec la nôtre.
Il fut donc
un petit garçon comme tous les autres mais quand il grandit il ne devînt pas un
homme comme les autres, ni pire, ni meilleur, non, il resta un petit garçon.
Du moins il
le resta « à l’intérieur » car pour ce qui est de l’apparence physique, elle
changea bien sûr comme elle change pour nous tous.
Elle changea
même tant et si bien qu’un beau jour le pauvre Jouvence eut des cheveux blancs
et des douleurs dans certaines articulations.
Comme vous
et moi, Jouvence avait traversé la vie en passant de l’apprentissage d’un
métier à l’exercice d’une profession, une profession dans laquelle il avait eu
l’occasion de voir ses contemporains prendre de l’âge et, d’autres bien plus
vieux, disparaître de son horizon.
Et, tous ces
gens qu’ils avaient côtoyés étaient « normaux » ; quand ils parlaient du temps
où ils étaient petits garçons ou petites-filles ils disaient « autrefois » et
ils ajoutaient en soupirant que ce temps était bien lointain et qu’ils avaient
beaucoup changé.
Jouvence
compris très vite que chez eux ce mot « changé » ne désignait pas que les modifications de leur visage ou de
leur silhouette mais tout ce qu’ils étaient, leur mode de pensée, de raisonner,
de vivre, de sentir…
Il se
demanda alors s’il en était de même pour lui, se regarda un long moment dans
son miroir en y réfléchissant profondément et il lui fallut bien s’avouer qu’en
effet, lui aussi, vivait et se comportait autrement « qu’autrefois ».
Cette
constatation l’attrista beaucoup, elle l’attrista même tant qu’il sentit les
larmes lui monter aux yeux.
Et pourtant,
pourtant, au fond de lui, il en était certain, le petit garçon qu’il était
demeurait le même, terriblement malheureux maintenant de se voir réduit à une
simple certitude impuissante face à cette fuite du temps qui nous concerne
tous.
Jouvence
traîna ainsi sa grande peine pendant plusieurs jours et surtout plusieurs
nuits, où il se demandait sans cesse, au lieu d’essayer de dormir, comment
retrouver ce que les autres appelaient «
autrefois » et qui pour lui continuait d’être, au plus profond de lui, le
présent.
Je vous
assure qu’il y réfléchit longtemps jusqu’au moment où lui vint finalement cette
réflexion de bon sens.
Il en fut si
content qu’avec un orgueil un peu puéril, qui ne faisait d’ailleurs que la conforter,
il l’a baptisa « la règle de l’oignon » et se mit en devoir de l’appliquer
immédiatement.
C’était une
idée toute simple mais que vous et moi nous n’aurions sûrement pas pu avoir,
ou, si nous l’avions eu, que nous aurions sûrement rejetée avec un peu de
condescendance ou de mépris, car vous et moi, n’est-ce pas, ne sommes plus ce
que nous étions petite-fille ou petit-garçon.
Jouvence
décida de commencer par quelque chose de « facile ».
Le premier
jour il jeta son agenda (au moment où tout ceci se passe, le téléphone »
portable-ordinateur » n’était pas même un rêve et l’on notait ses
rendez-vous dans un petit carnet nommé « agenda » où chaque feuillet
correspondait à un ou deux jours). Les petits garçons (les petites-filles)
ont-ils (ont-elles) besoin d’un agenda ?
Le jeter était
en effet facile, se débrouiller avec les conséquences de ce geste l’était un
peu moins et, très vite, Jouvence en vint à ne plus répondre au téléphone pour
éviter de devoir fournir quelque explication que ce soit à qui que ce soit pour
quoi que ce soit. À l’extrême limite, et par pur amusement, il lui arrivait
encore de décrocher son combiné mais au hasard et uniquement pour expliquer à
son interlocuteur, quel qu’il fut, qu’il n’était pas là en agrémentant cette
affirmation de quelque réjouissante affabulation en guise d’explication.
Les parents
que nous sommes, savent à quel point les enfants sont doués pour ce genre
d’exercice quand on laisse libre cours à leur talent naturel.
La seconde
étape consista à ne plus lire de quotidien et Jouvence résilia son abonnement
aux « Nouvelles du Pays » qu’il parcourait depuis 40 ans, toutefois, il
s’autorisa à feuilleter des magazines tels que « Beaux-Jours » ou « Panorama du
Monde » pour le plaisir de leurs photos et celui de quelques lignes
anecdotiques.
Plus ardue
fut la tâche qui consistait à ne plus occuper de comptes. Comme Jouvence ne
possédait pas la panoplie complète des multiples outils financiers et
placements divers dont on nous recommande de nous munir pour notre plus grand
bien et notre sécurité future il y parvint cependant. Il ne conserva du peu
qu’il pouvait avoir que le livret de caisse d’épargne que sa grand-mère
approvisionnait déjà dans son « présent-autrefois » et en récupérant tous les
mois, la totalité de sa retraite en espèces (évidemment diminuée des
inévitables prélèvements divers, automatiques et obligatoires que son époque
connaissait déjà, hélas) il put enfermer ce qu’il lui en restait dans une boîte
à biscuits en fer blanc qui contenait encore ses trésors de petits garçons (qui
sont, pour tous, la première petite montre-bracelet hors d’usage, un très mince
anneau en fil d’argent (?), témoin de trop jeunes amours, le couteau de poche
avec une grande lame, une petite lame, un poinçon, un ouvre-boîte et un tire-bouchon
cadeau de son père à sa l’occasion de sa première escapade entre camarades). Il
se retrouva ainsi dans une situation qu’il connaissait bien et dans laquelle il
devenait parfaitement inutile de se préoccuper de ce que peut bien signifier ce
mot « rentabilité ».
Le prochain
pas en avant fut littéralement un « jeu d’enfant ».
Il avait
toujours adoré les petits soldats et dès qu’il en eut acheté suffisamment il se
mit à nouveau à organiser de grandes batailles pour la conquête des collines de
livres posés sur son bureau ou la possession d’une portion de la plaine du
tapis que dominaient les monts du canapé du salon.
Et ainsi de
suite.
Au bout de
quelques mois beaucoup de choses avaient changé mais il était évidemment plus
facile de redonner leur place dans la cuisine au steak haché moelleux–purée de
pommes de terre au bon goût de beurre frais, aux frites–poulet rôti, aux
crèmes, mousses et crêpes au chocolat que de modifier certaines façons de
penser ou d’agir.
Pour autant
rien ne le rebutait et il ne cessait de progresser, retirant après sa peau, une
à une, les différentes couches de l’oignon de son ancien quotidien.
Ce n’est
qu’après quelques huit à neuf mois qu’il fit cette curieuse constatation, les
rides accentuées de son front lui semblaient maintenant moins profondes
lorsqu’il haussait les sourcils. Peut-être qu’un certain nombre d’occasions de
contrariétés ayant disparu de son nouveau mode de vie il se retrouvait ainsi
moins de situations où il était nécessaire de hausser les sourcils et les yeux
au ciel et tout le monde sait qu’une fonction dont on ne se sert plus fini par
se perdre. Quand même, cette constatation l’étonna un peu et il ne l’oublia
pas.
Six mois de
plus d’efforts et il n’aurait pas su vous dire qui gouvernait alors le pays ni
ce qui pouvait bien s’y passer politiquement parlant car ce mot de
« politique » ne lui disait plus rien.
C’est à peu
près à ce moment-là qu’il constata la disparition des poils blancs qui en
commençant d’envahir ses sourcils avait annoncé la proche et définitive
victoire de son blanchissement.
L’infanterie
de ligne napoléonienne avait parfois fort à faire contre celle des Autrichiens,
des Prussiens, des Russes ou des Anglais mais elle manquait rarement de
conquérir ou de reconquérir la totalité du terrain terriblement accidenté et
difficile du bureau et les beignets le soir avec une tasse de chocolat chaud
était décidément un excellent choix.
Par
ailleurs, « Le Sapeur Camembert » de Christophe était une excellente lecture au
lit juste avant de devoir éteindre la lumière car les enfants, même les petits
garçons (il en est de même pour les petites filles), vous le savez bien, ne
doivent pas veiller trop tard.
Comme le temps
dans la lente uniformité de son écoulement, avait perdu l’essentiel de son
importance, Jouvence aurait été bien incapable de vous dire à quel moment
précis par rapport au début de ses efforts il se rendit compte qu’il voyait et
entendait mieux.
Quant à la
date exacte à laquelle ses cheveux cessèrent d’être blancs il ne vous en aurait
rien dit non plus n’ayant prêté aucune attention à ce changement d’apparence.
C’est
pourquoi, je me trouve, moi aussi, incapable de vous dire quand cet homme que
nous appelons « Jouvence » et qui portait au fond de lui ce petit garçon qu’il
savait inchangé et qui était aussi
« Jouvence » ne fut plus qu’un
seul « Jouvence » dans son être et dans son aspect mais je puis vous assurer
qu’à le voir vous ne lui auriez certainement pas donné son âge si tant est que
ce mot ait vraiment un sens.
Voilà, le
conte est fini et si vous voulez vraiment savoir qui en fut le héros, il
s’appelait et il s’appelle encore « Tous et Chacun ».