jeudi 31 juillet 2014

À propos du poème « Portrait Académique » de Paul VERLAINE.




Ce commentaire de texte m’a été suggéré par l’étude que fait de ce poème Monsieur Jean Louis AROUI dans son article sur la « Métrique des Sonnets Verlainiens » (2).

Le poème « Portrait Académique » porte le numéro VI du volume « Invectives » qui paraît en 1896. Il s’agit d’un volume posthume publié par les soins de l’éditeur Léon VANIER qui en assure l’élaboration à partir d’un ensemble de poèmes, dont certains sont anciens, une élaboration faite sans grand respect, semble-t-il, d’une table des matières autographe de l’auteur qui elle-même ne paraissait pas définitive (8) (9).

J’ai pris comme référence pour le texte de ce poème l’édition des « Œuvres Complètes de Paul VERLAINE » d’Albert MESSEIN (1).

Fleur de cuistrerie et de méchanceté
Au parfum de lucre et de servilité,
Et poussée en plein terrain d’hypocrisie,

Cet individu fait de la poésie
(Qu’il émet d’ailleurs sous un faux nom « ! Pompeux ! »,
Comme dit Molière à propos d’un fossé bourbeux).

Sous l’empire il émargea tout comme un autre,
Mais en catimini, car le bon apôtre
Se donnait des airs de farouche républicain :

Depuis il a retourné son casaquin
Et le voici plus ou moins qu’opportuniste.

Mais de ces hauts faits j’arrête ici la liste
Dont Vadius et Trissotin seraient jaloux.

Pour conclure, un chien couchant aux airs de loup.
               
                               ***


Structure de ce texte:

premier tercet :
m 11 A1    où m représente une rime masculine, 11 représente le nombre de pieds et A1 la rime
m 11 A2
f   11 B1    où f représente une rime féminine

deuxième tercet :
f   11 B2
m 11 C1
m 13 C2

troisième tercet :
f 11 D1
f 11 D2
m 13 E1

premier distique :
m 11 E2
f 11 F1

second distique :
f 11 F2
m 11 G1

vers isolé :
m 11 G2

Le premier tercet :

Il est consacré à une caractérisation du sujet de cette charge par ses divers travers : cuistre, méchant, avide, servile, hypocrite…
On compte deux « tares » par vers pour les deux premiers vers et une seule pour le troisième mais dont la présentation imagée véhicule une puissante image (la strophe évoque des herbes folles poussées sur du fumier) de renforcement car, non seulement le poète visé (Leconte de Lisle) est accablé des travers que les deux premiers vers décrivent mais en plus ce troisième vers affirme qu’il dissimule tous ses défauts derrière un dernier « englobant » tous les autres et les aggravants encore : l’hypocrisie.
Les mots employés sont suggestifs « fleur de » fait surgir l’idée d’un aboutissement extrême des deux qualificatifs suivants « cuistrerie » et « méchanceté ». « Au parfum de » amène l’idée d’un artifice au service des deux qualificatifs suivants : « lucre » et « servilité ».
Le second tercet :
Il sert à préciser de qui Verlaine parle. Son premier vers indique qu’il s’agit d’un confrère poète, le second ajoute au travers déjà explicité un travers supplémentaire : la vanité mais permet surtout avec le troisième vers d’introduire la touche explicative qui désigne explicitement le poète objet de la vindicte de Verlaine. Cette touche use d’un humour ironique et cinglant, médié par l’expression « fossé bourbeux » qui permet de définir par son caractère circulaire une « isle » aussi vaniteuse qu’imaginaire.
Cette dernière affirmation est par ailleurs d’une parfaite mauvaise foi car le nom de famille de la victime de Verlaine est réellement « Le Conte de Lisle » ramassé en « Leconte de Lisle » par son porteur lui-même et sans aucune prétention de sa part à la moindre origine nobiliaire (14). Par ailleurs si Leconte de Lisle que la révolution de 1848 avait enflammé d’un zèle républicain, se trouvait en effet avoir plus tard bénéficié des largesses de Napoléon III, ce n’est que contraint par une grande pauvreté qu’il s’était résolu à accepter la gratification que celui-ci lui proposait (14).
Pour autant, qu’un portrait « charge » recoure à l’outrance et à la mauvaise foi ne devrait pas étonner, nous ne sommes pas là dans la biographie. Caricature et hagiographie sont deux genres qui possèdent la licence d’altérer la réalité pour servir leur but.
Ces deux premiers tercet qui donc tous les deux servent à caractériser la personne visée forment clairement une unité que renforce encore l’usage comme dernier vers d’un mètre « long » de 13 pieds qui vient clôturer cette première diatribe.
Le troisième tercet :
Il détaille pour la fustiger la conduite passé du sujet de cette charge.
Le premier distique :
Épingle, quant à lui la conduite actuelle de Leconte de Lisle (avec, ici aussi, une solide dose de parti pris et de mauvaise foi qui font tout le sel de cette charge).
Ce troisième tercet et ce premier distique  ont chacun leur unité mais se complètent l’un l’autre.
Le second distique :
Celui-ci se traduit très facilement pour le premier vers en : « Je m’arrête là - (par ce que je ne veux pas apparaître excessif) mais si je voulais, je pourrais en dire… » pour le second vers grâce à l’usage de ce «Vadius et Trissotin» emprunté au Molière des Femmes Savantes où Vadius fait référence à la pédanterie grammairienne de Ménage et Trissotin à la pédanterie rimée de l’abbé Cottin dont la longue liste des travers et des actions condamnables est supposée ne pouvoir donner qu’une faible idée de celles et ceux de Leconte de Lisle.
Le vers isolé « conclusif » :
Il termine le poème en résumant avec brio les noirceurs de Leconte de Lisle dans
la forme ramassée d’un octosyllabe qui pourrait presque passer dans le langage courant comme une expression toute faite.


« Historique » de la vindicte Verlainienne :

La datation de la composition du poème de Verlaine pourrait nous permettre de mieux comprendre les raisons de son antipathie et de son expression soudain plus virulente.

Certains des textes du recueil « Invectives » ont été publiés individuellement dans des revues. J’ignore exactement lesquels mais « Portrait Académique » ne semble pas en faire partie. Dans le volume « Parallèlement – Invectives » des éditions de Cluny 1947 (6) 19 des 69 textes « d’Invectives » sont accompagnés d’une date plus ou moins précise, «Portrait Académique » n’en comporte aucune. 

À ses débuts Verlaine est un parnassien parmi ces parnassiens qui reconnaissaient Leconte de Lisle comme leur « Maître ». Il écrit dans l’épilogue des « Poèmes Saturniens », son premier recueil, ces vers (3)fameux à force d’avoir été repris dans de nombreux ouvrages et manuels :
« À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement, »

qui sont l’illustration parfaite de l’école dont il se réclame alors.

À l’autre extrémité de sa carrière, à l’occasion de la réédition des « Poèmes Saturniens », il écrit dans un texte intitulé « Critique des Poèmes  Saturniens », paru dans la « Revue d’Aujourd’hui », le 15 mars 1890, citant à la fois Victor Hugo et « Monsieur Leconte de Lisle » : « quelles que fussent pour demeurer toujours telles, mon admiration du premier et mon estime esthétique de l’autre,… ».
A cette date, comme la suite de cet article le montre, il ne renie rien de son passé de Parnassien : « ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons camarades quasiment tous, et poètes incontestables pour la plupart au nombre de qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. » (3)

Pourtant, « Portrait Académique » constitue une violente diatribe contre le principal des Parnassiens, à qui, cette fois, il n’est même plus reconnu sa qualité de poète.

Quelle peut être l’origine de cette rancune brutalement éruptive ?
Elle semble venir de loin, en effet dans sa note sur « Portrait Académique » Yves Gérard Le Dantec écrit (6) « on reconnaît ici sans peine Leconte de Lisle, que Verlaine haïssait et qui le lui rendait bien. »
De même, Jean-Marc HOVASSE (7) écrit ce commentaire à l’article de Verlaine du 15 mars 1890 dans la « Revue d’aujourd’hui » : « Verlaine a toujours eu un compte à rendre personnel avec Leconte de Lisle… ».

S’agit-il d’une jalousie professionnelle alimentée par l’évolution divergente d’avec le Parnasse de Verlaine ?
S’est-elle trouvée renforcée (alimentée ?) par des opinions politiques opposées (Verlaine à la fin de sa vie est contre la République)?
Évoquant ce rôle de la politique dans la vie et l’œuvre du poète, Stève Murphy (4) écrit à propos d’autres poèmes de Verlaine: « Le rapport entre la « ballade de la vie en rouge » et la « ballade en l’honneur de Louise Michel » est clair : la révolutionnaire a été déportée après la Commune, mais Verlaine aussi a subi les conséquences de son comportement ; il a perdu son travail et… Leconte de Lisle aurait regretté qu’on ne l’ait pas fusillé (guillotiné pour un autre auteur (5)). »

La tentative de Verlaine de se faire élire à l’Académie Française, il pose sa candidature en 1893, tentative qui se solde par un échec sans doute ressenti comme particulièrement humiliant puisque aucune voix ne se porte sur son nom, est-elle l’occasion d’un renforcement de la « haine » Verlainienne à l’encontre de Leconte de Lisle, académicien depuis février 1896 et dont il pense peut-être qu’il lui doit plus spécifiquement ce désaveu total de l’institution ?
Leconte de Lisle, titulaire du titre honorifique de « Prince des Poètes » dont Verlaine héritera par élection en août 1894 après la mort de son confrère survenu le 17 juillet…

 « Portrait Académique » est forcément postérieur à 1886, date de l’élection de Leconte de Lisle à l’Académie qui lui vaut son titre. Sa candidature malheureuse est-elle chez Verlaine l’occasion de l’exacerbation de son ressentiment et celle de la composition de ce texte ?

Cette hargne Verlainienne ne participe-elle pas aussi d’une évolution plus générale du poète que l’on voit écrire des lignes de plus en plus critiques voire outrées, également à l’égard de Victor Hugo à qui pourtant il vouait des sentiments bien différents auparavant (7) ?

Vieillir est difficile, vieillir dans la misère et les difficultés de tous ordres avec la conscience pourtant de sa valeur est encore bien pire. L’aigreur jusqu’à l’outrance peut avoir des vertus consolatrices, malheureusement sans doute fugaces.


Un peu de controverse :

Monsieur Jean-Louis AROUI, dans son étude des sonnets Verlainiens (2), fait de « Portrait Académique », non sans hésitation, un sonnet.

Pour un lecteur non universitaire, je veux dire pour le lecteur quelconque de poésie que je suis, ce parti pris est très troublant.

Mon premier contact avec la notion de sonnet date de ma rencontre, il y a longtemps, avec le «Traité de Versification » de Monsieur Ph. MARTINON (10). À cette époque, les choses sont simples pour moi. Le sonnet, poème à forme fixe, possède une structure immuable que le XVIIe siècle fixe ainsi : ABBA ABBA CCD EDE, deux quatrains, suivis de deux tercets, rédigés en alexandrins réguliers, enfin, le dernier vers, « la chute » du sonnet se doit de contenir un trait d’esprit, une pointe, un résumé élégant du tout.

Mais la lecture, notamment de Ronsard, fait  bien vite découvrir des variations dont les deux principales sont la forme CCD-EED des tercets et l’usage du décasyllabe plutôt que de l’alexandrin(12).

Et puis ?

Et puis, la fin du XVIIIe siècle néglige cette forme poétique sans doute un peu galvaudée par un usage intensif (13) et le 19e entame avec entrain une entreprise d’élaboration de variantes, les unes « sages » dont la structure est soit très proche de celle du sonnet « régulier », par exemple en ABAB-ABAB-CCD-EDE dans certains textes de Mallarmé ou de Rimbaud, soit offre une parenté évidente avec celle-ci, comme dans le texte «Keepsake » d’Albert Samain (13) en :ABBA-ABBA-CDC-DCC+D soit 15 vers, les autres très « fantaisistes » où la disposition typographique en quatre petits paragraphes des lignes de prose justifie seule l’appellation « sonnet » ainsi de « La Voix » de Rémy de Gourmont (13).

Cette pratique de « justification typographique » culmine au XXe siècle, où nous trouvons sous nombre de plumes des textes intitulés « sonnet » et disposés en deux groupes de quatre lignes suivies de deux autres de trois lignes sans rime aucune (ainsi de « La Mort Simple » d’Alain Bosquet (13)).

Où se situe le « Portrait Académique » de Paul Verlaine ?

Tout d’abord, son auteur ne le revendique nulle part comme un sonnet.
Mais… Il comporte 14 vers comme les sonnets.
Et manifestement il possède dans son 14e vers une « chute ».
Laissons la disposition typographique de côté, à elle seule elle ne prouve rien dans un sens comme dans l’autre.
Par contre la succession des rimes, le regroupement des strophes en deux tercets, un tercet plus un distique puis un distique isolé et le vers isolé de la conclusion (regroupement dont je crois qu’il répond à la volonté et sert le dessein précis de l’auteur) enfin, mais de manière plus accessoire, les mètres utilisés, ne sont pas d’un sonnet.

Le sonnet : poème à forme fixe… Qu’est-ce qu’un poème ? Une cadence, une mesure, une musique que l’on entend et non pas, certainement pas, qu’on regarde (qu’on lit) !
Un poème à forme fixe ? Une mélodie dont la tonalité, la sonorité, se retrouve de pièce en pièce du même type et d’auteur en auteur, grâce à l’artifice d’une composition réglée, codifiée, qui demeure, au moins globalement, identique à elle-même.

Voilà ce qui à propos de ce « Portrait Académique », me fait écrire cette conclusion :

Un sonnet ? Tout de bon ?
Ah, Monsieur Aroui,
Je vous entends dire : « oui »
Et je pense que non.

                                                                              ***

Bibliographie.

1 – Œuvres Complètes de Paul Verlaine. Paris – Albert Messein Editeur 1923.
2 – Métrique des Sonnets Verlainiens. Jean-Louis Aroui. Revue « Verlaine », 7-8, 2002, pp. 149-268.
3 – Verlaine – Œuvres Poétiques. Edition de Jacques Robichez. Garnier-Flammarion 1969.
4 – Verlaine. Revue « Europe », n°936, avril 2007, pp. 3-246.
5 – Verlaine. Revue « Europe », n° 545-546, septembre-octobre 1994, pp. 3-155.
6 – Parallèlement-Invectives. Paul Verlaine. Vol. n°30. Editions de Cluny 1947.
9 – L’intense fureur de Verlaine dans ses « Invectives »  http://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/lintense-fureur-de-verlaine
10 – Dictionnaire des Rimes Françaises précédé d’un Traité de Versification de Ph. Martinon – Larousse 1965.
11 – Le Sonnet. Folio plus-Classiques. N°45. 2005.
12 – Soleil du Soleil –Anthologie du Sonnet français de Marot à Malherbe. Edition de Jacques Roubaud. NRF. Poésie Gallimard. 1999.
14 –  Leconte de Lisle. Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr) Source : Article Leconte de Lisle de Wikipédia en français (http://fr.wikipedia.org/wiki/Leconte_de_Lisle).



                                                                              ***






                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        31.07.201.

mardi 22 juillet 2014

Absinthe et Poésie. Histoire du poète VERLAINE et de la Fée Verte.



Dans sa biographie de VERLAINE, publiée en 1972, Monsieur Henri MAISONGRANDE, rappelle   « l’ivrognerie » du poète et les formes agressives que son ivresse prenait quelquefois. Il évoque pour les expliquer, le rôle de l’absinthe (« c’est elle qui tuera lentement le poète comme elle a tué, diminué ou rendu folle toute une génération… » Page 93) et celui d’une éventuelle hérédité alcoolique («… On a évoqué la figure haute en couleur du notaire Henri Joseph Verlaine, le grand-père de Paul, qui, par l’ampleur de ses frasques annonce son incorrigible petit-fils. » Page 89).

L’absinthe, surnommée la « Fée Verte » en raison de sa couleur et de ses supposées propriétés de stimulation de la créativité, est un apéritif à base de plantes dans la composition duquel entrent outre l’absinthe (Artemisia Absinthium, de la même famille que l’estragon –Artemisia Dracunculus –), l’anis, le fenouil, l’hysope, la mélisse et la menthe. L’absinthe titre entre 50 et 80 degrés alcooliques et se boit diluée dans un rapport de un volume d’alcool pour six à sept volumes d’eau.

Quoique certains points de son histoire soient encore discutés, l’absinthe apéritive paraît naître en Suisse dans le Val-de-Travers à la toute fin du XVIIIe siècle. Elle est importée en France au tout début du XIXe siècle et, de boisson régionale de la région de Pontarlier qu’elle était, elle conquiert progressivement l’ensemble du territoire. Produite en quantité de plus en plus importante, son prix diminue rapidement et sa consommation augmente beaucoup dans la fin du XIXe siècle. Dans cette période elle est accusée de provoquer des troubles neurologiques voire de conduire à la folie. Son interdiction de production, de vente et de consommation est obtenue en 1915. Cette interdiction est levée en France, en 1988 après définition des concentrations admissibles de certains de ses composants. En 2010 l’appellation commerciale « absinthe » est également à nouveau autorisée.

Le  composant incriminé dans la toxicité neurologique de l’absinthe est l’alpha Thuyone (l’isomère bêta de la Thuyone est peu actif). Cette molécule est un terpène (les terpènes sont des hydrocarbures aromatiques présents dans les plantes) présentant une fonction cétone. Le point d’impact de la Thuyone est un neurotransmetteur (molécule servant de « messager » au niveau des terminaisons nerveuses): l’acide gamma-amino-butyrique ou GABA, et plus particulièrement l’un de ses récepteurs, celui de type A (récepteur GABA-A). Ce récepteur GABA-A est lui-même modulé par d’autres récepteurs dont l’action favorise ou inhibe l’action du GABA. La Thuyone agit au niveau de l’un de ces derniers récepteurs avec un effet inhibiteur dont la traduction neurologique est un effet épileptogène (provoquant des convulsions), mais également favorisant la mémoire et stimulant.

La réglementation actuelle impose une concentration maximale en Thuyone de 35 mg par litre. A cette concentration et sous la réserve d’une consommation « raisonnable », l’absinthe apéritive n’est pas susceptible de provoquer d’atteinte neurologique. Des analyses qui ont pu être faites sur de l’absinthe « d’époque » il résulte que la concentration de Thuyone dans celle-ci n’était pas plus élevée que celle qu’impose la réglementation actuelle en France. Les expériences scientifiques réalisées au début du XXe siècle et dont les résultats servirent à étayer l’interdiction de 1915 avaient en fait été réalisées, chez la souris uniquement et avec des doses si extraordinairement élevées, qu’il ne pouvait en être tiré aucune déduction quant à la toxicité de l’absinthe chez l’homme.
Rappelons enfin qu’aujourd’hui en France le degré alcoolique maximum d’un apéritif est de 18° pour les apéritifs à base de vin, de 30° pour les apéritifs à base d’alcools autres que les spiritueux anisés dont le degré limite est lui fixé à 45° (décret de 1954 modifiant une loi de 1941). Tel n’était pas le cas du temps de Verlaine.

Qu’en est-il maintenant de « l’hérédité alcoolique » ?

Il est bien admis actuellement qu’il existe une susceptibilité individuelle au phénomène de la dépendance. Cette susceptibilité reconnaîtrait des facteurs génétiques, de personnalité, d’environnement et l’âge du début de la consommation d’alcool jouerait également un rôle (plus il est précoce, plus le risque de dépendance serait élevé). En ce qui concerne ce dernier élément, rappelons ce que Verlaine lui-même écrit et que Monsieur MAISONGRANDE rapporte dans son ouvrage page 90 : « or la première fois que j’ai bu je pouvais en effet avoir dans les 17 ans… ». Notre expérience personnelle nous a malheureusement montré qu’aujourd’hui encore, dans certaines régions de France, l’intoxication éthylique peut démarrer très tôt dans la vie et dans l’enfance même, ce qui relativise l’âge auquel Verlaine débuta la sienne.

Le concept « d’ivrognerie héréditaire » supposant une ivrognerie inévitable chez la malheureuse ou le malheureux dont les antécédents seraient grevés d’une longue lignée de parents adonnés à l’alcool ne reposait jusqu’ici sur aucune base scientifique. Un travail anglais très récent publié dans le journal « Nature », le 26 novembre 2013, pourrait modifier notre vision des choses si les conclusions de cette expérimentation sur la souris se trouvaient applicables également chez l’homme. En effet, cette équipe obtient par mutation de gênes codant pour les récepteurs GABA-A une race de souris qui préfèrent l’alcool à l’eau pour se désaltérer et qui s’avèrent capables de manœuvres simples pour se procurer cette boisson qu’elles consomment jusqu’à l’ivresse.

Revenons à Verlaine. Ses ivresses sont terribles, elles font partie de sa légende noire. On en retrouve la trace chez tous ses biographes. Tous ses admirateurs se souviennent des scènes où on le décrit armé d’un couteau poursuivant sa mère et menaçant de la tuer (page 93 du « Verlaine » de Monsieur MAISONGRANDE, page 240 et 241 du « Verlaine » de Monsieur Henri TROYAT…). Elles correspondent à une très importante consommation alcoolique qu’atteste bien cette facture de cinq francs pour la consommation de genièvre de deux à trois jours qu’un Verlaine de passage à Paliseul, laisse à sa tante, et qui correspond à la prise de cent verres de cet alcool à un sou le verre (cinq francs font cent sous) que rapporte Monsieur MAISONGRANDE page 90 de son ouvrage. Un alcool de genièvre dont le degré alcoolique dépassait vraisemblablement largement ce que l’on peut trouver en France de nos jours.

Mais Verlaine n’est pas seul. Voilà ce que Paul Mousis, le mari de Suzanne Valadon, dépose devant le commissaire Louis CARPIN, le 11 janvier 1904 à propos de son beau-fils: « samedi dernier, Maurice Utrillo, dans un accès de fureur, comme il en a de plus en plus souvent sous l’emprise de l’alcool, a brisé les carreaux de sa chambre et s’est précipité sur sa mère, armé d’un couteau. », déposition qui conduit à l’hospitalisation d’office d’Utrillo, âgé de 20 ans, dans un asile d’aliénés.

Cette agressivité parfois accompagnée de violences, qui peut conduire à des actes au caractère délictueux et s’associer à des hallucinations voire à un délire définit l’ivresse pathologique, l’une des premières complications neurologiques de l’intoxication alcoolique aiguë. Elle n’est évidemment pas spécifique de Verlaine comme l’exemple ci-dessus le montre, pas plus qu’elle n’est liée à un type d’alcool particulier mais dépend au moins en partie du volume ingéré et de sa teneur en alcool, de cet alcool dont le mécanisme de toxicité fait intervenir également une liaison aux récepteurs GABA...

Alors que reste-t-il des amours sulfureuses de Verlaine et de la Fée Verte ?

La simple histoire d’une consommation alcoolique excessive émaillée de manifestations neurologiques aiguës somme toute banales dans un contexte et à une époque où l’alcoolisation, générale et individuelle, était sans commune mesure avec celle que nous rencontrons de nos jours ?

Faut-il que nous fassions notre deuil de cette romance noire ou la Fée pour prix de la stimulation créatrice qu’elle accorde au poète exige en retour sa soumission à une déchéance progressive dont il porte en lui le fondement héréditaire ?

Allons, quelques zones d’ombre demeurent.

Ainsi, qu’en est-il de l’action stimulante sur l’esprit et la mémoire de la Thuyone ? S’exerce-t-elle aux mêmes doses que celle qui entraîne la toxicité de cette molécule ou bien, au contraire, est-il déjà présent pour des doses infiniment plus faibles telles que celles que l’on trouve dans l’absinthe apéritive ?

La Funchone, une autre molécule terpénique, est présente dans le fenouil (et donc dans l’absinthe apéritive). Sa concentration est limitée à 5 mg par litre en France mais non limitée en Suisse, a-t-elle un effet sur les processus cérébraux ? Celui-ci est-il de la même nature que celui de la Thuyone, pourrait-il en renforcer l’action ?

L’hérédité alcoolique de la souris, secondaire à une mutation dominante, c’est-à-dire s’exprimant à toutes les générations, est-elle transposable chez l’homme ?

Dans le maquis complexe des rôles et des effets du système GABAergique ainsi que des influences sur lui des différents xénobiotiques (substances étrangères à l’organisme) que nous rencontrons, il reste encore de nos jours place pour cette affirmation qui sera notre conclusion : il subsiste un doute sur ce que l’absinthe, et non l’alcool, a pu apporter au génie de Verlaine.
Les amours de la Fée Verte et du Poète nous demeurent secrètes.

BIBLIOGRAPHIE.

« Imprimée » :

« VERLAINE » Henri MAISONGRANDE. Collection Les Géants. Editions Pierre Charron 1972.
« VERLAINE » Henri TROYAT. Le Livre de Poche. 1996.
« UTRILLO VALADON – Montmartre au tournant du siècle» Le Figaro Hors-série. Février 2009.

« Internet » :

http://www.herbeo.fr/project/resources/apps/artemisia-vulgaris.pdf Sur la famille des ARTEMISIA et notamment l’absinthe.

La folie de l'absinthe, mythe ou réalité ?


www.univ-fcomte.fr/index.php?id=numero_238_13_1&art=2578   Mars 2011, Valérian Trossat. Service de psychiatrie. CHU de Besançon.




oatao.univ-toulouse.fr/619/1/andro_619.pdf    Thèse de Docteur Vétérinaire de Véronique Lucette Couderc. Toulouse 2001.







http://www.liberation.fr/libe-3-metro/1995/07/26/l-absinthe-la-voir-a-defaut-de-la-boirea-auvers-sur-oise-un-musee-reunit-les-accessoires-de-la-fee-v_139203  à titre anecdotique, article de Jean-François DUPAQUIER dans Libération, 26 juillet 1995. « L'absinthe, la voir à défaut de la boire. A Auvers-sur-Oise, un musée réunit les accessoires de la «fée verte» interdite. »


Absinthe (spiritueux). Contenu soumis à la licence CC-BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr) Source : Article Absinthe (spiritueux) de Wikipédia en français (http://fr.wikipedia.org/wiki/Absinthe_(spiritueux)).   Excellent article et très complet.

Alcool et santé : bilan et perspectives - Inserm





Actualité > Alcoolisme : une mutation génétique qui incite ...



Actu santé : ALCOOL: La mutation génétique qui fait boire ...


www.santelog.com/.../alcool-la-mutation-genetique-qui-fait-boire-jusqu-...      Sur la publication du journal « Nature » de décembre 2013 concernant l’hérédité de l’alcoolisme chez des souris « mutées ».





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mercredi 16 juillet 2014

Centenaire de 1914. La Poésie en Guerre. "La Grande Pitié" de Philéas LEBESGUE, poète cher à André Gide.




Histoire de mon exemplaire de « la Grande Pitié » de Philéas LEBESGUES.[1]

Acheté dans quel marché aux puces sous quelle librairie de livres anciens ou d’occasion ? Je ne le sais plus.

Mais portant sur sa troisième de couverture, au-dessus du rappel médian et isolé de son titre : « La Grande Pitié », une dédicace de l’auteur :

« A Monsieur F., En toute fraternité française et en souvenir ému de la noble Alsace. De tout cœur. »

Une dédicace qui ne semble ni de circonstance, ni d’obligation mais fait penser à une relation au moins amicale peut-être même à d’importants souvenirs partagés.

On s’attend à une réciprocité de sentiments de la part de Monsieur F.

L’introduction, qui se nomme ici « Liminaire », compte trois textes poétiques à la versification très libre qui m’ont demandé l’usage d’un coupe-papier pour en séparer les pages vierges de toute lecture.
La première partie comporte de beaux mouvements musicaux et l’usage entremêlé de l’assonance et de la rime, celui du mètre régulier (notamment l’alexandrin) ou désarticulé, voire celui de vers inusités (certains diraient inexistants) dans notre langue telle que ceux de 13 et 15 pieds mais qui ne nuit jamais à la musicalité ou au sens du poème. Ainsi de ce numéro «VII-Nuits de Juillet » qui m’impressionne.

Dans la seconde partie, à l’exception de trois feuillets qui permettaient la lecture des vers qui s’y trouvaient enclos, il m’a fallu à nouveau recourir à mon coupe-papier et en user jusqu’à la page 120 c’est-à-dire au-delà de la quatrième partie de ce recueil et de son dernier texte poétique précédé de ce titre : « En Épilogue ».

Monsieur LEBESGUE appréciait-t-il plus Monsieur F. que celui-ci ses vers ?

C’est ce que laisse supposer le contraste entre la chaleur de la dédicace de l’auteur et le peu d’intérêt pour ses poèmes dont témoigne la succession de ces feuillets scellés par les plis de leur confection en 1920.

Je le regrette un peu pour Monsieur LEBESGUE dont le geste méritait mieux et beaucoup pour Monsieur F. : lui auront échappé la musicalité, la souplesse expressive et la variété d’une versification qui sait associer éléments classiques et néoclassiques, vers de tous les mètres possibles, assonances et rimes, maîtrise des cadences croissantes et décroissantes, succession proche ou lointaine des échos au service d’une grande spontanéité de sentiment et d’émotion dans la plupart de ces textes évoquant de terribles situations de guerre.


[1] Philéas LEBESGUES (1869 – 1958) est à la fois poète (« La Grande Pitié », qui rassemble des textes écrits pendant la période 1914 – 1918 et publiés en 1920, est l'un de ses recueils de vers), essayiste, romancier, et chroniqueur au « Mercure de France ». Il est également connu pour sa participation au mouvement de renouveau celtique en France entre 1911 et 1939.