Ce
commentaire de texte m’a été suggéré par l’étude que fait de ce poème Monsieur
Jean Louis AROUI dans son article sur la « Métrique des Sonnets Verlainiens »
(2).
Le poème «
Portrait Académique » porte le numéro VI du volume « Invectives » qui paraît en
1896. Il s’agit d’un volume posthume publié par les soins de l’éditeur Léon
VANIER qui en assure l’élaboration à partir d’un ensemble de poèmes, dont
certains sont anciens, une élaboration faite sans grand respect, semble-t-il,
d’une table des matières autographe de l’auteur qui elle-même ne paraissait pas
définitive (8) (9).
J’ai pris
comme référence pour le texte de ce poème l’édition des « Œuvres Complètes de
Paul VERLAINE » d’Albert MESSEIN (1).
Fleur de cuistrerie et de méchanceté
Au parfum de lucre et de servilité,
Et poussée en plein terrain d’hypocrisie,
Cet individu fait de la poésie
(Qu’il émet d’ailleurs sous un faux nom « !
Pompeux ! »,
Comme dit Molière à propos d’un fossé
bourbeux).
Sous l’empire il émargea tout comme un
autre,
Mais en catimini, car le bon apôtre
Se donnait des airs de farouche républicain
:
Depuis il a retourné son casaquin
Et le voici plus ou moins qu’opportuniste.
Mais de ces hauts faits j’arrête ici la
liste
Dont Vadius et Trissotin seraient jaloux.
Pour conclure, un chien couchant aux airs de
loup.
***
Structure de ce texte:
premier
tercet :
m 11 A1 où m représente une rime masculine, 11
représente le nombre de pieds et A1 la rime
m 11 A2
f 11 B1
où f représente une rime féminine
deuxième
tercet :
f 11 B2
m 11 C1
m 13
C2
troisième
tercet :
f 11 D1
f 11 D2
m 13
E1
premier
distique :
m 11 E2
f 11 F1
second
distique :
f 11 F2
m 11 G1
vers isolé :
m 11 G2
Le
premier tercet :
Il est
consacré à une caractérisation du sujet de cette charge par ses divers travers
: cuistre, méchant, avide, servile, hypocrite…
On compte deux « tares » par vers pour les deux premiers
vers et une seule pour le troisième mais dont la présentation imagée véhicule
une puissante image (la strophe évoque des herbes folles poussées sur du
fumier) de renforcement car, non seulement le poète visé (Leconte de Lisle) est
accablé des travers que les deux premiers vers décrivent mais en plus ce
troisième vers affirme qu’il dissimule tous ses défauts derrière un dernier «
englobant » tous les autres et les aggravants encore : l’hypocrisie.
Les mots employés sont suggestifs « fleur de » fait surgir
l’idée d’un aboutissement extrême des deux qualificatifs suivants « cuistrerie
» et « méchanceté ». « Au parfum de » amène l’idée d’un artifice au service des
deux qualificatifs suivants : « lucre » et « servilité ».
Le second tercet :
Il sert à préciser de qui Verlaine parle. Son premier vers
indique qu’il s’agit d’un confrère poète, le second ajoute au travers déjà
explicité un travers supplémentaire : la vanité mais permet surtout avec le
troisième vers d’introduire la touche explicative qui désigne explicitement le
poète objet de la vindicte de Verlaine. Cette touche use d’un humour ironique
et cinglant, médié par l’expression « fossé bourbeux » qui permet de définir
par son caractère circulaire une « isle » aussi vaniteuse qu’imaginaire.
Cette dernière affirmation est par ailleurs d’une parfaite
mauvaise foi car le nom de famille de la victime de Verlaine est réellement
« Le Conte de Lisle » ramassé en « Leconte de Lisle » par
son porteur lui-même et sans aucune prétention de sa part à la moindre origine
nobiliaire (14). Par ailleurs si Leconte de Lisle que la révolution de 1848
avait enflammé d’un zèle républicain, se trouvait en effet avoir plus tard
bénéficié des largesses de Napoléon III, ce n’est que contraint par une grande pauvreté
qu’il s’était résolu à accepter la gratification que celui-ci lui proposait
(14).
Pour autant, qu’un portrait « charge » recoure à l’outrance
et à la mauvaise foi ne devrait pas étonner, nous ne sommes pas là dans la
biographie. Caricature et hagiographie sont deux genres qui possèdent la
licence d’altérer la réalité pour servir leur but.
Ces deux premiers tercet qui donc tous les deux servent à
caractériser la personne visée forment clairement une unité que renforce encore
l’usage comme dernier vers d’un mètre « long » de 13 pieds qui vient clôturer
cette première diatribe.
Le troisième tercet :
Il détaille pour la fustiger la conduite passé du sujet de
cette charge.
Le premier distique :
Épingle, quant à lui la conduite actuelle de Leconte de
Lisle (avec, ici aussi, une solide dose de parti pris et de mauvaise foi qui
font tout le sel de cette charge).
Ce troisième tercet et ce premier distique ont chacun leur unité mais se complètent l’un
l’autre.
Le second distique :
Celui-ci se traduit très facilement pour le premier vers en :
« Je m’arrête là - (par ce que je ne veux pas apparaître excessif) mais si je
voulais, je pourrais en dire… » pour le second vers grâce à l’usage de ce
«Vadius et Trissotin» emprunté au Molière des Femmes Savantes où Vadius fait
référence à la pédanterie grammairienne de Ménage et Trissotin à la pédanterie
rimée de l’abbé Cottin dont la longue liste des travers et des actions
condamnables est supposée ne pouvoir donner qu’une faible idée de celles et
ceux de Leconte de Lisle.
Le vers isolé « conclusif » :
Il termine
le poème en résumant avec brio les noirceurs de Leconte de Lisle dans
la forme
ramassée d’un octosyllabe qui pourrait presque passer dans le langage courant
comme une expression toute faite.
« Historique » de la vindicte Verlainienne :
La datation
de la composition du poème de Verlaine pourrait nous permettre de mieux
comprendre les raisons de son antipathie et de son expression soudain plus
virulente.
Certains des
textes du recueil « Invectives » ont été publiés individuellement dans des
revues. J’ignore exactement lesquels mais « Portrait Académique » ne semble pas
en faire partie. Dans le volume « Parallèlement – Invectives » des éditions de
Cluny 1947 (6) 19 des 69 textes « d’Invectives » sont accompagnés
d’une date plus ou moins précise, «Portrait Académique » n’en
comporte aucune.
À ses débuts
Verlaine est un parnassien parmi ces parnassiens qui reconnaissaient Leconte de
Lisle comme leur « Maître ». Il écrit dans l’épilogue des « Poèmes Saturniens »,
son premier recueil, ces vers (3)fameux à force d’avoir été repris dans de
nombreux ouvrages et manuels :
« À nous qui
ciselons les mots comme des coupes
Et qui
faisons des vers émus très froidement, »
qui sont
l’illustration parfaite de l’école dont il se réclame alors.
À l’autre
extrémité de sa carrière, à l’occasion de la réédition des « Poèmes Saturniens
», il écrit dans un texte intitulé « Critique des Poèmes Saturniens », paru dans la « Revue d’Aujourd’hui
», le 15 mars 1890, citant à la fois Victor Hugo et « Monsieur Leconte de Lisle
» : « quelles que fussent pour demeurer toujours telles, mon admiration
du premier et mon estime esthétique de l’autre,… ».
A cette
date, comme la suite de cet article le montre, il ne renie rien de son passé de
Parnassien : « ce n’est pas au moins que je répudie les Parnassiens, bons
camarades quasiment tous, et poètes incontestables pour la plupart au nombre de
qui je m’honore d’avoir compté pour quelque peu. » (3)
Pourtant, «
Portrait Académique » constitue une violente diatribe contre le principal des
Parnassiens, à qui, cette fois, il n’est même plus reconnu sa qualité de poète.
Quelle peut
être l’origine de cette rancune brutalement éruptive ?
Elle semble
venir de loin, en effet dans sa note sur « Portrait Académique » Yves Gérard Le
Dantec écrit (6) « on reconnaît ici sans peine Leconte de Lisle, que Verlaine
haïssait et qui le lui rendait bien. »
De même,
Jean-Marc HOVASSE (7) écrit ce commentaire à l’article de Verlaine du 15 mars
1890 dans la « Revue d’aujourd’hui » : « Verlaine a toujours eu un compte à
rendre personnel avec Leconte de Lisle… ».
S’agit-il
d’une jalousie professionnelle alimentée par l’évolution divergente d’avec le
Parnasse de Verlaine ?
S’est-elle
trouvée renforcée (alimentée ?) par des opinions politiques opposées (Verlaine
à la fin de sa vie est contre la République)?
Évoquant ce
rôle de la politique dans la vie et l’œuvre du poète, Stève Murphy (4) écrit à
propos d’autres poèmes de Verlaine: « Le rapport entre la « ballade de la vie
en rouge » et la « ballade en l’honneur de Louise Michel » est
clair : la révolutionnaire a été déportée après la Commune, mais Verlaine aussi
a subi les conséquences de son comportement ; il a perdu son travail et… Leconte
de Lisle aurait regretté qu’on ne l’ait pas fusillé (guillotiné pour un
autre auteur (5)). »
La tentative
de Verlaine de se faire élire à l’Académie Française, il pose sa candidature en
1893, tentative qui se solde par un échec sans doute ressenti comme
particulièrement humiliant puisque aucune voix ne se porte sur son nom,
est-elle l’occasion d’un renforcement de la « haine » Verlainienne à l’encontre
de Leconte de Lisle, académicien depuis février 1896 et dont il pense peut-être
qu’il lui doit plus spécifiquement ce désaveu total de l’institution ?
Leconte de
Lisle, titulaire du titre honorifique de « Prince des Poètes » dont Verlaine
héritera par élection en août 1894 après la mort de son confrère survenu le 17
juillet…
« Portrait Académique » est
forcément postérieur à 1886, date de l’élection de Leconte de Lisle à
l’Académie qui lui vaut son titre. Sa candidature malheureuse est-elle chez
Verlaine l’occasion de l’exacerbation de son ressentiment et celle de la
composition de ce texte ?
Cette hargne
Verlainienne ne participe-elle pas aussi d’une évolution plus générale du poète
que l’on voit écrire des lignes de plus en plus critiques voire outrées,
également à l’égard de Victor Hugo à qui pourtant il vouait des sentiments bien
différents auparavant (7) ?
Vieillir est
difficile, vieillir dans la misère et les difficultés de tous ordres avec la
conscience pourtant de sa valeur est encore bien pire. L’aigreur jusqu’à
l’outrance peut avoir des vertus consolatrices, malheureusement sans doute fugaces.
Un peu de controverse :
Monsieur
Jean-Louis AROUI, dans son étude des sonnets Verlainiens (2), fait de «
Portrait Académique », non sans hésitation, un sonnet.
Pour un
lecteur non universitaire, je veux dire pour le lecteur quelconque de poésie que
je suis, ce parti pris est très troublant.
Mon premier
contact avec la notion de sonnet date de ma rencontre, il y a longtemps, avec
le «Traité de Versification » de Monsieur Ph. MARTINON (10). À cette
époque, les choses sont simples pour moi. Le sonnet, poème à forme fixe,
possède une structure immuable que le XVIIe siècle fixe ainsi : ABBA ABBA CCD
EDE, deux quatrains, suivis de deux tercets, rédigés en alexandrins réguliers,
enfin, le dernier vers, « la chute » du sonnet se doit de contenir un trait
d’esprit, une pointe, un résumé élégant du tout.
Mais la lecture,
notamment de Ronsard, fait bien vite découvrir
des variations dont les deux principales sont la forme CCD-EED des tercets et
l’usage du décasyllabe plutôt que de l’alexandrin(12).
Et puis ?
Et puis, la
fin du XVIIIe siècle néglige cette forme poétique sans doute un peu galvaudée
par un usage intensif (13) et le 19e entame avec entrain une
entreprise d’élaboration de variantes, les unes « sages » dont la structure est
soit très proche de celle du sonnet « régulier », par exemple en
ABAB-ABAB-CCD-EDE dans certains textes de Mallarmé ou de Rimbaud, soit offre
une parenté évidente avec celle-ci, comme dans le texte «Keepsake » d’Albert
Samain (13) en :ABBA-ABBA-CDC-DCC+D soit 15 vers, les autres très «
fantaisistes » où la disposition typographique en quatre petits paragraphes des
lignes de prose justifie seule l’appellation « sonnet » ainsi de « La
Voix » de Rémy de Gourmont (13).
Cette
pratique de « justification typographique » culmine au XXe siècle, où
nous trouvons sous nombre de plumes des textes intitulés « sonnet » et disposés
en deux groupes de quatre lignes suivies de deux autres de trois lignes sans
rime aucune (ainsi de « La Mort Simple » d’Alain Bosquet (13)).
Où se situe
le « Portrait Académique » de Paul Verlaine ?
Tout
d’abord, son auteur ne le revendique nulle part comme un sonnet.
Mais… Il
comporte 14 vers comme les sonnets.
Et manifestement
il possède dans son 14e vers une « chute ».
Laissons la
disposition typographique de côté, à elle seule elle ne prouve rien dans un
sens comme dans l’autre.
Par contre
la succession des rimes, le regroupement des strophes en deux tercets, un
tercet plus un distique puis un distique isolé et le vers isolé de la
conclusion (regroupement dont je crois qu’il répond à la volonté et sert le
dessein précis de l’auteur) enfin, mais de manière plus accessoire, les mètres
utilisés, ne sont pas d’un sonnet.
Le sonnet :
poème à forme fixe… Qu’est-ce qu’un poème ? Une cadence, une mesure, une
musique que l’on entend et non pas, certainement pas, qu’on regarde (qu’on lit)
!
Un poème à
forme fixe ? Une mélodie dont la tonalité, la sonorité, se retrouve de
pièce en pièce du même type et d’auteur en auteur, grâce à l’artifice d’une
composition réglée, codifiée, qui demeure, au moins globalement, identique à
elle-même.
Voilà ce qui
à propos de ce « Portrait Académique », me fait écrire cette conclusion :
Un sonnet ?
Tout de bon ?
Ah, Monsieur
Aroui,
Je vous
entends dire : « oui »
Et je pense
que non.
***
Bibliographie.
1 – Œuvres
Complètes de Paul Verlaine. Paris – Albert Messein Editeur 1923.
2 – Métrique
des Sonnets Verlainiens. Jean-Louis Aroui. Revue « Verlaine », 7-8,
2002, pp. 149-268.
3 – Verlaine
– Œuvres Poétiques. Edition de Jacques Robichez. Garnier-Flammarion 1969.
4 –
Verlaine. Revue « Europe », n°936, avril 2007, pp. 3-246.
5 –
Verlaine. Revue « Europe », n° 545-546, septembre-octobre 1994, pp.
3-155.
6 –
Parallèlement-Invectives. Paul Verlaine. Vol. n°30. Editions de Cluny 1947.
7 – "Verlaine - Hugo" - Groupe
Hugo http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&cad=rja&uact=8&ved=0CCAQFjAA&url=http%3A%2F%2Fgroupugo.div.jussieu.fr%2Fgroupugo%2Fdoc%2F96-11-23Hovasse.doc&ei=p1fWU4WhL86p0AX16IH4Dg&usg=AFQjCNHkEIqICsj5DYvJkAUEp9iD7PMBuQ
8 – Invectives. Poésie / Poémes d'Paul Verlaine http://www.wikipoemes.com/poemes/paul-verlaine/invectives195222714.php
9 – L’intense
fureur de Verlaine dans ses « Invectives » http://artsrtlettres.ning.com/profiles/blogs/lintense-fureur-de-verlaine
10 –
Dictionnaire des Rimes Françaises précédé d’un Traité de Versification de Ph.
Martinon – Larousse 1965.
11 – Le
Sonnet. Folio plus-Classiques. N°45. 2005.
12 – Soleil
du Soleil –Anthologie du Sonnet français de Marot à Malherbe. Edition de
Jacques Roubaud. NRF. Poésie Gallimard. 1999.
13 – Avatars
de la forme Sonnet au XIXè siècle. file:///C:/Users/PC/Desktop/Biblio%20Invectives%20VERLAINE/Biblio%20sur%20le%20sonnet/ORBi%20%20Durand%20Pascal%20-%20Avatars%20de%20la%20forme%20sonnet%20au%20XIXe%20si%C3%A8cle.htm
14 – Leconte de Lisle. Contenu soumis à la licence
CC-BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr)
Source : Article Leconte de Lisle de Wikipédia en français (http://fr.wikipedia.org/wiki/Leconte_de_Lisle).
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31.07.201.