mercredi 28 mai 2014

Le roman d'un vieux peintre. De Genève à Venise au dix-huitième siècle. (Extraits.)



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LE TEMPLE DE LA VENUS AGRESTE.
Réflexions d’un vieux peintre.

G. et F. MAYER.

Avertissement :

Le récit qui suit m’a intéressé par les réflexions qu’il comporte sur la peinture et bien évidemment parce qu’il s’agit d’un texte  racontant une histoire de famille. Si éloigné que je sois de ses principaux protagonistes, je les connais ou les retrouve au travers de la trame assez dense des récits que l’on se transmet ou des biographies que l’on reconstitue au fil du temps. Cela ne suffisait peut-être pas pour lui attacher une grande importance.

Cependant lorsque je considère ma propre vie, dont l’essentiel est maintenant derrière moi, comme c’était aussi  le cas du narrateur quand il écrivit son récit, je ne peux que m’étonner des similitudes qu’elle présente avec celle de ce lointain parent. J’ai l’impression d’avoir répété, très à distance de lui, non seulement les actes mais encore les sentiments et parfois même les pensées qui furent les siens. Je retrouve dans le déroulement de mon existence le même aller et retour d’une part des illusions artistiques et glorieuses de leur enthousiasme inexpérimenté à une tranquillité teintée de déception et d’autre part des amours anciennes de leur indifférente légèreté à un regret sincère. C’est la même marche du temps, la même succession précise des faits, des réflexions absolument identiques et l’emploi des mêmes mots qui rendent la comparaison de nos expériences respectives si troublante.

Certains pensent qu’il est possible que nous transmettions à nos descendants plus que de simples caractères physiques. Ils imaginent que nous puissions être liés aux actes de nos prédécesseurs d’une telle manière qu’ils influent sur les nôtres à travers le temps. Après avoir lu ces pages j’ai trouvé qu’ils n’avaient pas tort.





Chapitre I : Pèlerinage maussade au temple de la Vénus agreste et retrouvailles avec Mariette.

         Le lendemain de mon retour et de très bon matin, je me rendis au bosquet. Ce bosquet que dans mon adolescence, amoureux de Mariette, j’avais surnommé en son honneur le temple de la Vénus agreste, ce bosquet qui avait été le lieu de nos rencontres, de notre tendre et joyeuse amitié, de nos trop pudiques caresses ou de mes longues rêveries solitaires, de mes lectures ou de mes imaginations, de mes calculs et de mes projets. Son souvenir au long des années m’était demeuré cher et combien je craignais à présent que son aspect réel, s’il existait encore, ne vint à me décevoir. Je savais maintenant à quel point les êtres et les choses grandissent et s’embellissent au cours de leur séjour dans la mémoire pour apparaître minuscules et presque insignifiants à qui aura eu l’imprudence de vouloir les revoir sur place, longtemps après. Ainsi, en m’en rapprochant, je souhaitais davantage à chaque pas que mon bois eût cessé d’exister.

         J’étais presque sûr de ma déception pourtant il n’en fut rien. Je le retrouvai, devant moi, imposant et mystérieux, riche soudain de tout ce qu’il avait accumulé sur lui des mouvements successifs de ma vie profonde et des événements extérieurs de mon existence. Voilà qu’il était devenu une concrétisation, une “incarnation” végétale, un monument forestier qui pour l’heure se dressait, devant moi, visible, tangible, odorant et audible, frémissant, gémissant, grinçant et bruissant sous le vent dans un paysage matériel et consistant fait d’eau, de montagnes et de nuages. Alors, je précipitai mes enjambées vers lui, au point de m’essouffler dans la faible montée qu’il domine, afin de rejoindre ce qui fut d’abord par choix libre le décor d’un jeu d’adolescents, d’un batifolage insignifiant. Le temps passé, avec tous ses hasards et ses contingences aussi bien qu’avec ses nécessités, l’avait métamorphosé en une scène nouvelle où s’était coulée l’effigie fixée, rigide, la figure sévère du destin inéluctable.

         La rotonde, jadis grêle et gracieuse, composée de sapins, avait poussé en hauteur et les troncs avaient pris de l’ampleur. Elle évoquait vraiment un temple par les puissantes colonnes des fûts et les branchages denses et entrelacés. Le banc rustique se trouvait toujours là, mais désarticulé, envahi par les herbes et les mousses. Je pénétrai dans ce palais sylvestre encore ruisselant de rosée et, me retournant, jetai mon regard au loin sur la dépression profonde où stagnait, s’étalait, ondulait, blanchissait, brillait, éblouissante, montant ou descendant, la nappe de brouillard matinal qui recouvrait le Léman.
Ensuite je me tournai vers le Haut Lac, voilé d’une brume tout aussi étincelante.

C’était d’ici, de cette place, que s’étaient envolées vers le bas, vers la trouée du fleuve, mes rêves glorieux et mes ardentes ambitions.
Je revenais.

J’avais gagné quelques bribes certes, fait peut-être même beaucoup de bonnes acquisitions en matière d’idées, de savoir-faire, d’expérience et je rapportais même des biens matériels non négligeables, mais je n’étais pas satisfait.

         Le soleil se fit un peu plus clair et plus chaud. Des vapeurs dégageaient lentement puis re-voilaient tour à tour la Dent de Savoie. Le monde d’hier se superposait subrepticement à celui d’aujourd’hui. J’entendis un pas qui s’approchait, sonnant trotte-menu et bien frappé. J’en ressentis comme une oppression dont je m’étonnai. Cette démarche me rappelait quelque événement familier de jadis, qui avait dû susciter en moi l’impatience et la joie. Mais quand, où, à Rome, à Venise, ici ? Je n’arrivais pas à localiser dans mon souvenir ce bruit connu qui me remplissait du malaise de ne pas le reconnaître et du plaisir obscur de ce qu’il avait dû signifier autrefois d’agréable, de chaleureux, de bienfaisant. Quelque élément en lui avait peut-être changé, qui s’opposait à son identification. Une altération due au temps écoulé brouillait ma mémoire.

         A contre jour, se détachant sur la brume brillante du Haut Lac, une femme d’un certain âge, mince ombre habillée de noir apparut alors. Elle eût pu sembler une jeune fille, n’était qu’elle se tenait un peu voûtée. Elle se dirigeait vers mon abri avec l’aisance et l’insouciance de celle qui accomplit un geste habituel. En me voyant elle s’arrêta, interdite, clouée un court instant sur place, puis approcha de quelques pas, fit halte de nouveau. Cet étonnement extrême de trouver un étranger ici me surprit profondément et m’intrigua si fort que je me levai des restes de mon banc et fit plusieurs enjambées à sa rencontre. Ce fut alors à mon tour d’être interdit et, le dirais-je, ravi, le cœur inondé de joie, comme le lac du soleil qui venait de percer ses vapeurs.
Mariette était là qui s’exclamait : “Mais te voilà revenu Nicolas. Comme j’ai eu peur ! En te voyant j’ai cru d’abord à une apparition et qu’il t’était sans doute arrivé malheur. Que fais-tu là ? Le Seigneur soit loué que tu sois de nouveau parmi nous” et nous courûmes nous jeter dans les bras l’un de l’autre et nous pleurâmes.

         Entre temps la campagne si connue s’était presque entièrement découverte, dégageant le miroir des eaux serti de nombreuses petites villes et bourgades riveraines, les presqu’îles couvertes de maisons parmi les peupliers, les Alpes du Valais et la route de Brigue[1], les rochers et les cités de Savoie. Dans mes effusions, mon trouble, dans le tumulte de mon cœur, le désordre de mon esprit, l’intensité de ma joie, curieusement une seule pensée, nette et précise se formulait en moi et c’était une réflexion technique qui intéressait mon art: “Cela mériterait la mine de plomb plutôt qu’une aquarelle. Les couleurs sont pauvres mais les reflets et les éclats brillants, les ombres d’une extrême richesse et expression”.

         Cependant le temple de la Vénus agreste était devenu le refuge de Philémon et de Baucis[2]. Nous pleurions tous les deux. Nos larmes n’étaient pas seulement les pleurs de joie jaillissant de la rencontre inopinée de deux êtres qui s’aiment et sont après tant d’années de séparation brusquement mis en  présence. Elles avaient aussi été déclenchées par ce qui fut d’abord l’étonnement de nous revoir si différents de ce que nous avions été au temps de nos jeunes amours, si changés de figure et de corps, de voix et d’attitude. Une impression qui se transforma vite en une poigne cruelle, étreignant la poitrine jusqu’à ce que ces larmes la desserrassent, nous permettant de respirer librement, d’apaiser la colère et la révolte contre le sort, de réfléchir, de reprendre courage à nous contempler et de voir alors se recomposer, intact derrière le fardeau et la patine des années  le vrai portrait de notre partenaire ou du moins ses lignes profondes et indestructibles Nous parvînmes enfin à raccorder bout à bout le souvenir ancien embelli par le temps et l’image réelle abîmée par le même maître, comblant ainsi un vaste trou dans la durée. “Nous ne nous quitterons plus, dis-je à Mariette”, ne m’informant même pas si elle était libre”. Je resterai au pays. J’ai de quoi”.

         Pas davantage me demandai-je pourquoi, à cette heure si matinale, elle venait, à travers les près humides et un champ labouré, à cette rotonde d’arbres. Non, cet instant c’était l’instant de la seule présence et d’un présent immuable.

         Nous rentrâmes vers les fermes. Mariette, sur ce chemin familier, donna corps aux années qui nous avaient séparés, m’entretenant de son mariage puis de son veuvage, de ses enfants, déjà grands et placés. Elle avait un garçon qui s’occupait de leurs quelques terres et dirigeait les gros travaux chez un propriétaire, son autre fils était tonnelier à Lausanne et sa fille était mariée à un charron de Mouzon. Elle me détailla en marchant les soucis que lui donnaient ses quatre vaches, moutons et chèvres, des prix toujours croissants des denrées et du matériel agricole ou de ménage, de la difficulté de se procurer un bon valet qui ne fut ni paresseux , ni ivrogne, ni goinfre, ni coureur de jupons. De temps en temps elle s’interrompait pour me dire : “Mais je t’ennuie avec mes petites affaires et toi que t’est-il arrivé ? Tu as réussi, je le sais, on parle de toi”. Et par moments s’arrêtant de marcher elle mettait comme jadis ses deux mains sur mes épaules, me dévisageant à bras tendus puis plongeant ses prunelles dans les miennes elle s’exclamait : “Que je suis aise de te revoir. Que je suis heureuse que tu sois de retour”. C’étaient jaillies du passé, la même scène et la même élégance, la même souplesse et la même harmonie du geste, le même timbre gracieux et le même chant profond de la voix mais le visage était moins empreint d’ardeur passionnée que d’un bonheur amical et la parole était moins primesautière, moins jetée en avant comme un baiser, une embrassade ou un enlacement mais posée, calme, heureuse. Je dois avouer que ce parallèle continuel avec un temps si lointain, si perdu dans l’aboli, le jamais plus, me peinait sans trêve. Je croyais voir dans l’attitude de Mariette glisser un grain de tristesse que j’interprétais comme un reproche à mon égard. Il est évident que cette nuance était le fruit de mon imagination ou que si elle était réelle, elle venait de cette même déploration du passé enfui et de ce même regret des années gaspillées dans la séparation que je ressentais en ce moment. Il n’existait par contre aucun sentiment de reproche chez elle ; il était, j’en fus tout à fait persuadé par la suite le produit de ma seule mauvaise conscience.

         Je lui narrais des choses indifférentes sur mon existence à Rome, des événements curieux ou qui pouvaient l’amuser. J’avais toujours en mémoire la jeune fille audacieuse, indifférente au qu’en dira-t-on, propre de corps, de cœur et d’esprit, irréprochable malgré les apparences, droite et mince, formes d’Hébé[3] et port d’Héra[4], toujours rieuse, éclatant de gaieté à la moindre occasion. Inconscient des années et malgré les premières déconvenues, je croyais la retrouver telle quelle et je fus surpris presque offusqué de ce que mes balivernes laissent sur son visage cet enduit terni, ridé et sérieux qui est le sédiment des années. Je compris vite mon erreur. Je vis que pour ressusciter mon interlocutrice d’autrefois, cachée dans ma compagne vieillie et tannée par l’air des champs, -ô délicieuses joues de velours, si douces à caresser et à embrasser, qu’êtes vous devenues ? -  je devais procéder en tâtonnant davantage jusqu’à retrouver dans la voix de Mariette ses inflexions d’autrefois et les dégager des gangues et sédiments de tous les passés accumulés. Alors son esprit, ainsi libéré de tout l’inutile poids de cet amas, me répondrait comme autrefois. Je procédai donc plus doucement, sur un mode mineur et je vis bientôt sur cette face après quelques sourires encore grimaçants, peu à peu se laver, se nettoyer, s’affermir les traits. Des zones juvéniles apparurent ça et là, sur la joue, vers l’oreille, à la racine du nez, aux fossettes du menton et je vis enfin éclore le sourire ancien et résonner le rire frais et insouciant comme une cascade de montagne. J’avais reconquis Mariette sur les légions innombrables des jours, des semaines et des mois.

         En fait je lui résumai de très haut mon périple. Je n’avais aucune envie en ce moment de lui révéler ma vie passée si honorable qu’elle eût été ; cette existence était bien morte. Je commençais une nouvelle période. Je rabattais les aiguilles en arrière je les remettais sur l’heure de la veillée avant mon départ. J’allais reprendre ma marche dans une direction toute différente et j’espérais enjamber cette longue lacune des années intermédiaires que je ne reniais pas mais qui étaient enterrées et qu’il faudrait donc remplacer pour rétablir la continuité de mon existence. 
Celle de Mariette était une. Elle se remarierait avec moi. Nous aurions autour de nous les connaissances de toujours ou le souvenir partagé de celles qui étaient décédées, ce qui nous tisserait la trame d’une mémoire commune, un fragile pont tressé au-dessus de l’abîme de l’absence.
Moi, j’émergeais de cette ornière de mon devenir dans celui qui aurait dû se réaliser, être toujours le mien. J’avais un Léthé [5]à traverser mais auparavant, je me retournais encore une fois vers mon passé, ce passé prêt à devenir ombre et à glisser aux enfers. Ce passé qui emmenait avec lui comme autant de morts, qu’ils le fussent en fait ou qu’ils existassent encore, mais maintenant inaccessibles pour moi ou rejetés par moi, hommes et femmes, animaux, maisons, monuments, rues, places, jardins, pays, cités, lieux divers, objets ou sentiments. Je les avais tendrement chéris ou cordialement détestés, tous ils faisaient partie de moi-même. Je les avais conservés dans la chaleur de mon cœur. Je les quittais à peine et ils refroidissaient déjà. Je me sentais la conscience lourde et l’âme partagée. Mais je remis à plus tard de méditer à leur sujet. Je ne voulais les retrouver que lorsqu’ils seraient devenus les conclusions d’expériences, des images instructives et plates comme celles qui illustrent les ouvrages savants, des histoires que je lirais alors sans l’émotion du souvenir, avec un sourire narquois, et que ma raison pourrait analyser sans réveiller une douleur plus lancinante encore de s’être tue si longtemps.
Après tout cela était-il même possible ? N’avais-je été le protagoniste de toutes ces existences qui s’étaient offertes à mon esprit ou jetées devant mes yeux que pour en jouir dans l’instant, ne les avais-je pas croisées aussi pour les inscrire dans le livre de ma mémoire, pour les ranger dans les profondes cellules de ma conscience et qu’elles aient ainsi une chance de plus de survivre ?
 Tout contact avec nous, qu’il vienne d’un objet, d’un paysage, d’un animal ou d’un être humain, tout contact entre nous, est comme une bouteille à la mer d’instants, de lieux, d’objets, d’êtres qui aspirent à l’immortalité, à la perfection ou à la pérennité. Artiste, moins que personne, je ne pouvais les rejeter ainsi et les renier. J’aurai une vie cachée au coin du feu où je les évoquerai à l’existence comme Ulysse les ombres d’en bas, où je leur offrirai le léger sacrifice d’une goutte de vin, d’une miette de pain blanc, d’un grain de fromage ou d’une feuille de viande des Grisons, d’une bouffée de tabac, afin qu’elles reprennent force et esprits vitaux et qu’elles me dévoilent enfin quelques uns de leurs secrets qu’elles m’avaient cachés avec tant de soins. Me les avaient-elles vraiment tus et dérobés ou, par indifférence, par légèreté ou préjugé de ma part, n’avais-je pas su ou pas voulu les voir tout en les pressentant ?
Quelques fois même, au coin de l’âtre rougeoyant, je poserai un de leurs problèmes au bon sens de Mariette, qui s’étonnera de tant de recoins inconnus chez son ami d’enfance. Mais elle se dira qu’à courir le monde il a dû beaucoup apprendre et peut-être même, plus fine mouche encore que je ne le supposais, ne se troublera t-elle pas et ne cillera t-elle pas une seconde pour me donner alors, elle la sédentaire, la vraie clef de quelques unes de ces portes que sur le moment et même à la réflexion je n’avais pas su ouvrir.

         Enfin, viendra le jour où tout au fond de moi, il ne restera, inexplicable et divin, hors de toute vie, ancienne ou nouvelle, hors du temps qui tout change et tue, que cet arc de pierre au-dessus de cet autre lac et ce dieu qui fut présent.

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Chapitre VII: Les jeux et les ris de jadis.
                          La statue d’Aphrodite.


         Je m’interrompis un instant dans mes réflexions. Je contemplai Mariette qui cousait en face de moi, de l’autre côté de l’âtre, en mouillant le fil et en tirant l’aiguille. L’ascension et la descente alternatives de la lumière rougeoyante des braises du foyer où naissaient et mourraient des flammes variables provoquaient autour de nous l’avancée et le recul, tantôt précipités tantôt lents, des ombres profondes d’alentour. A la manière du Caravage et de La Tour elles accusaient à l’excès les creux et les reliefs du corps et du visage, ce dernier tanné par les intempéries, érodé et raviné par les chagrins, usé par les ennuis et les soucis. Les mains, aux veines gonflées, tortueuses et rampantes, aux tendons saillants disaient l’effort physique, continu de l’aube à la nuit close. Le cou, amaigri, laissant paraître sous une peau plissée les cordes tendues des muscles, ne cachait pas l’âge. Je songeais aussi à ce corps, durci et desséché par les labeurs et les privations mais qui gardait quelques restes de charme, comme ces ruines où un pilastre solitaire, un groupe de colonnes, un socle basculé, un encadrement de fenêtre intact, un chambranle de porte à demi brisé, un oriel isolé, une grande salle sur le point de s’écrouler attestent de l’ancienne splendeur de l’édifice. Et brusquement, comme lorsqu’un voile se déchire ou que se lève le rideau sur la scène, je vis le temple de la Vénus agreste et cette jolie matinée de printemps inonda ma mémoire où Mariette, sur ma demande instante et répétée, et non sans que j’eusse usé de longs discours, de caressantes prières et d’un peu de subtile violence, s’était mise nue et figurait la statue d’Aphrodite, afin que je la dessine. Après bien des hésitations, des tergiversations, des regards apeurés alentour, elle n’y consentit que pour m’aider dans ma vocation de peintre ainsi que je le lui avais soutenu et pour me permettre de prendre une esquisse d’un nu féminin qui fut harmonieux, en somme pour m’habituer la main. Je l’admirais, je le lui dis. Elle se savait bien faite sans en tirer aucune vanité, naturelle dans ses pensées et ses gestes, mais elle fut flattée de ma remarque, preuve d’amitié ou d’amour, et elle m’en remercia par un doux et malicieux sourire.

         « Ah Mariette », m’exclamai-je d’un air piteux, « Que tu es méchante fille pour ne vouloir point que je m’exerce plus souvent ».
« Mais ,Nicolas, je ne puis me mettre ainsi toute nue. C’est un pêché »

        
         C’était là le thème de notre duo, mais je finis par la convaincre. Ambigu prétexte bien sûr et que Mariette était adorable, jeune déesse d’un amour adolescent qui, hélas et par ma faute, ne se réaliserait incomplètement qu’au seuil de la vieillesse. Mon désir était équivoque; l’esquisse bâclée et la pose terminée, je la pris dans mes bras et voulut du moins la couvrir de caresses mais elle me glissa des mains comme une anguille, passa vite sur elle les deux ou trois nippes qui la couvraient en cette chaude matinée du déjà-été: chemisette, jupon, jupe et blouse et se rhabilla en quelques instants. Puis elle se jeta contre moi et m’embrassa avec un élan, une fougue extraordinaires. Hors de souffle tous les deux, nous fîmes une pause pour reprendre respiration et elle donna alors un coup d’œil à mon esquisse. J’eus l’impression d’une légère moue. Elle tourna et retourna le dessin, puis elle me le rendit en souriant avec malice: « C’est déjà presque bien », dit-elle, sur un ton un peu ironique. Comme je voulus répliquer, mécontent, froissé, ayant compté sur une admiration sans réserve de sa part, comme sur un dû, elle me saisit par le cou et me coupa la parole de ses lèvres et de sa langue en m’embrassant de nouveau avec fureur: « Le jour où tu regarderas plus la déesse et moins la femme, où il te sera indifférent d’avoir devant toi une jolie fille nue ou  un beau vieil arbre, alors tu deviendras un grand peintre, » ajouta-t-elle.

         Une vive douleur, une pointe aiguë me traverse le cœur. Je maudis le temps et, amer,  je me dis aussi que si j’avais tiré de Mariette une bonne esquisse, en sculpteur, une statue de déesse, je serais aujourd’hui moins navré par les années toutes-puissantes sur nos corps quoique impuissantes sur nos idées. Car si celles-ci ont été pensées dans l’objectivité de l’intelligence, elles nous demeurent tant que nous vivons et survivent dans notre œuvre et nous influencent.

         Presque tous les matins, alors, nous nous retrouvions dans le Temple de la Vénus agreste, Mariette guidant un minuscule peuple de trois moutons, deux oies, une chèvre et une vache aux gros yeux doux, et moi, traînant mon attirail de dessinateur ou les mains pleines de livres. Nous batifolions et causions, le sérieux succédant au tendre et à l’enjoué et réciproquement. Mais nos caresses ne dépassaient jamais une certaine limite, celle que tracent les dernières défenses de la pudeur, et l’inquiétante, l’insatiable volupté n’était pas dans ces jeux. Cette retenue décente était surtout le fait de Mariette, elle se plaisait à m’entendre parler: « Ta voix me réchauffe le cœur, disait-elle, continue, Nicolas à me tenir la main ou à te coucher contre moi dans l’herbe. » « Ta présence est tout mon bonheur » répétait-elle. Je la pressais parfois vivement mais elle savait se tenir à distance. Mariette était délurée, vive, l’esprit fort, mais croyante, religieuse et cependant tolérante. Elle avait un excellent cœur, un bon sens solide, un jugement critique et pénétrant, un caractère courageux, une loyauté, une honnêteté, un dévouement à toute épreuve. Elle devait s’inquiéter de l’avenir de cet amour, - qui était tout pour elle, mais qui pour moi venait après ma vocation de peintre-, entre elle, petite paysanne pauvre et moi, fils de riche propriétaire, bourgeois campagnard plutôt que paysan. Elle n’avait aucune arrière-pensée intéressée en m’aimant, elle ne songeait nullement à se faire épouser. Elle se laissait aller à la douceur de la situation. Comme elle prenait les choses, sans calcul, avec la plus grande spontanéité, elle savait bien qu’un jour il faudrait se quitter. Il n’y avait pas d’autre issue. Elle ne pouvait en supporter la pensée ni même imaginer ce dénouement, mais il serait toujours temps de souffrir et elle s’y préparait avec stoïcisme. Pour l’instant, elle goûtait tout son bonheur. Cependant, par moments sous son apparent calme et sa souriante philosophie, une résignation forcenée, presque tragique au présent, comme  le serait celle d’une condamnée à mort, dévoilait des profondeurs de passion. Elle tombait dans une rêverie profonde d’où je la tirais à peine et sur laquelle je la questionnais en vain. Elle avait alors les yeux levés vers moi, pleins de larmes.
Elle me fixa un jour avec une intensité qui me faisait mal, regard dans regard, tel un pont de lumière et de pleurs, et murmura: « ah, lorsque je te perdrai, comment pourrai-je vivre encore ? » « Mais je resterai toujours avec toi », lui répliquai-je avec violence la saisissant par les épaules et l’attirant à moi pour la calmer; cri pour le coup sincère par sa spontanéité et le sentiment exprimé, mais pourtant en regard de la vérité, mensonge par l’ensemble des réflexions qui grouillaient derrière mon front et avaient déjà presque enlevé la décision de l’échappée en Italie. Elle haussa les épaules, ébaucha un maigre sourire et conclut, se blottissant à force contre mon flanc: « Nous sommes ensemble. Rassurons-nous. Demain sera un autre jour. Laissons l’avenir au Tout-Puissant et remettons nous en Sa Miséricorde. ».
En ce qui me concerne, je ne songeais pas au futur, du moins à celui avec ou sans Mariette, quoique je l’aimasse. Le souci brûlant et glorieux de devenir un grand peintre dominait mes espérances et j’étais prêt à tout lui sacrifier, donnant une valeur divine à l’art et méprisant par contrecoup l’amour humain. En fait c’était un projet assez vague mais d’une attirance puissante, où il entrait beaucoup du trouble esprit d’aventure de la jeunesse. J’étais inconscient des réalités autres que celles de mes désirs et cruellement égoïste.


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Chapitre X : Les années pauvres de Venise: 1 - l’auberge hospitalière.


         Venise. D’emblée je fus enchanté par cette ville où tout glissait sur l’eau, gondoles, barques de maraîchers de la Brenta1, cageots de légumes perdus et ballots noyés au débarquement, ordures, cadavres d’animaux et parfois d’hommes. Je ne me lassai ni des palais et des églises, ni des reflets qu’un ciel d’une douceur et d’une luminosité marines mettaient sur ces sombres égouts qu’étaient les canaux. Les balancements des gondoles noires, le hurlement sinistre des gondoliers pour s’avertir au croisement des voies, la foule multicolore, les messieurs accompagnant des dames souvent cachées sous le loup vénitien ou la bauta2 et le domino3 jeté sur leurs épaules nues, ce peuple masqué, aussi inquiétant que les esquifs funèbres et les cris de leurs nautoniers, ce peuple qui courait, surtout le soir, vers ses plaisirs, ses aventures, ses affaires, tout ce monde me plongea dans une atmosphère que je n’ai pas fini de goûter. Cette République était âpre, sévère, hautaine et tolérante à la fois. Il est vrai que les vices des étrangers apportaient une certaine compensation financière à son déclin commercial, politique et militaire et ceux de la plèbe, un calme social relatif. La conquête de la Morée4, la paix de Passarovitz5 étaient loin; c’était alors encore le début du siècle. Je pris logement dans une médiocre auberge, au bord d’un canal nauséabond.
         J’eus le bonheur, avant d’avoir épuisé tout mon argent de trouver un maître en Canaletto6 qui avait besoin d’aides. J’essayai aussi de me faire bien voir de Guardi7, que dans le secret de mon goût, je préférais au premier, et d’attraper quelques bribes de son savoir, le secret surtout de ces touches colorées, taches tourmentées et vives qui forment le grouillement de ses personnages dans les rues ou dans les salons. Je pus même, à la fin, fréquenter l’atelier de Tiepolo8. J’évitais les petits maîtres de genre que je n’appréciais pas car trop souvent fades; j’eus pourtant quelques contacts, rares quoique féconds, avec Pietro Longhi9 et ses élèves, dont j’appréciais la technique, un peu rigide et froide mais riche en détails intéressants.

         Je me fis des amis à l’auberge où logeaient d’autres jeunes barbouilleurs que moi. Nous étions encore tous à l’âge de l’amitié, des longs bavardages, des révolutions techniques et autres, du bouleversement nocturne, dans la fumée des pipes, de la morale et de la société, des plans sur la comète, tous gonflés de jeunesse et enrageant de notre insignifiance sociale et de notre inachèvement professionnel. La parole et le tumulte servaient d’exutoire, mais nous étions tous trop sages pour participer, étrangers, à quelque émeute ou complot qui nous eût fait connaître les Plombs ou l’expulsion. C’était aussi l’époque du tout en commun et de l’estomac souvent creux.

         Spengler10, peintre, et Ordinati, gentilhomme d’aventure, ancien comédien, ancien officier vénitien, joueur de métier et par occasions séducteur de profession habitaient dans mon auberge et ils m’avaient, l’un et l’autre, pris en sympathie à cause de ma naïveté, de ma franchise et de mes bouffées d’enthousiasme. Spengler, de Würzburg, avait travaillé chez Mengs à Rome et comptait y retourner. Il était honnête, méthodique, assez économe, peu porté sur les filles mais plutôt sur les garçons, car il ne se lassait pas de les crayonner nus et il choisissait des modèles charmants et peu farouches. Je l’avais remarqué le jour où, pénétrant à l’improviste dans sa chambre avec Ordinati, j’y trouvai un jeune garçon nu comme un dieu que Spengler s’apprêtait à dessiner. Les yeux bruns du garçon brûlaient dans un visage hâlé. Ses cheveux étaient plaqués sur sa tête. Ses fesses étaient harmonieuses comme ses cuisses. J’avoue que je ne pus éviter moi-même un sentiment équivoque que calma bientôt le ridicule de cet appendice de fornication, rouge cramoisi et pendouillant puis, Spengler y ayant aidé en souriant, dressé en arc devant le ventre. Cela me ramenait à la ferme paternelle et à l’élevage des troupeaux : taureaux, chevaux, si majestueux dans ces moments où l’homme est si dérisoire. Je me figurais aussi les chiens et d’autres animaux ; je pensais surtout au bouc et à l’âne. J’évoquais enfin la crête rouge gonflée ainsi que les appendices sous le bec du dindon à la démarche noblement grotesque et à l’étonnement de mes deux camarades, j’éclatai de rire.


         Ordinati séduisait et courtisait les femmes de tout âge et de tout rang. « Il y a à prendre et à apprendre partout disait-il » - « La vérole, oui, répliquait Spengler et les duplicités, roueries, âpreté à l’argent et trahisons de la gente enjuponnée ».
L’extraordinaire endurance aux combats amoureux d’Ordinati, était probablement hâblerie plus que réalité, mais laquelle de ses victimes aurait osée détromper l’Univers après s’être laissée prendre, laquelle aurait eu le courage de se mettre à l’amende, et d’avouer sa déception ?
Il jouait du charme profond et chaud de sa parole joint à l’intonation de ses phrases et au brun chatoiement de ses yeux.
 « Parlez, ne me touchez pas encore, mais continuez à parler, cela m’émeut profondément quoique vous disiez » - lui avait dit une de ses proies qui allongée sur le sofa l’écoutait palabrer sur des futilités. Cette voix aux inflexions captivantes et au chaleureux envoûtement lui assurait une clientèle féminine de surplus qu’il détroussait le plus simplement du monde et avec autant d’élégance et d’aisance que ses jeunes et vieux nigauds ou vieux possédés de partenaires de jeu. Un peu de simulée magie par ci, par là, une bonne introduction dans la franc-maçonnerie, des relations avec des agents du dehors donnaient à son existence vénitienne le piment du danger que compensaient des rapports secrets avec la police de la Sérénissime et faisaient de lui un personnage des plus équivoques. Mais son esprit était d’une vivacité redoutable, pénétrant, assez souvent profond, et dans l’ensemble, fort bien meublé. Son parler était spirituel et ses mots portaient. De plus c’était un garçon des plus serviables, toujours prêt à venir au secours d’un ami de rencontre ou de sauver une fille du besoin. L’argent, qu’il tirait à foison de ses dupes, ne comptait pas pour lui et il ne ménageait pas les démarches auprès des personnages importants, chez la plupart desquels, il s’était insinué et dont souvent il se tenait très proche, s’étant par des missions délicates et réussies,  imposé à leur gratitude avide de secret. Mais sa manie de se mêler de trop de choses, d’écrire des ouvrages libertins ou des pamphlets, son instabilité naturelle, les hasards de sa double profession de tricheur et d’écorcheur de riches dames titrées, mûres ou blettes, ne lui permirent jamais d’avoir un lieu où longtemps reposer sa tête ni d’amasser quelque fortune. Après bien des aventures, il termina ses jours en exil, fort aigri et cacochyme, comme bibliothécaire et secrétaire d’un jeune seigneur qui l’estimait. Il a publié de nombreux ouvrages sur toutes sortes de sujets. Celui où il raconte sa vie est resté célèbre.

         Mais alors c’était encore le temps de la jeunesse. Spengler, Ordinati et moi, nous eûmes à la lumière des chandelles fumeuses, dans notre petite auberge, de longues conversations où j’appris beaucoup de choses et auxquelles venait parfois se mêler le patron du lieu, apportant en cadeau de bienvenue un pichet de vin ; parfois aussi Clémentina, la fille de service qui se laissait gentiment trousser par l’un ou par l’autre, non sans accepter une pièce de monnaie pour son trousseau. Cependant elle ne la réclamait jamais et ses faveurs restaient indépendantes de l’état de nos finances, souvent misérable, du moins en ce qui nous concernait, Spengler et moi. Il est vrai qu’Ordinati aussi passait par une phase creuse, obligé qu’il était de se faire oublier à cause d’une méchante affaire d’évocation de fantômes en vue d’une captation d’héritage. Messer Grande11 le surveillait du coin de l’œil, comme le chat, la souris. Je n’abusai point des services de notre Clémentina. Elle me préférait, venait se glisser dans ma chambre et refusait tout cadeau. « Tu n’as rien, zézayait-elle à la vénitienne. Tu es un miséreux comme moi et nous devons nous défendre tous les deux. Je viens me réchauffer auprès de toi. Tu me donnes non seulement du plaisir au ventre mais aussi à l’âme. Lorsque tu seras loin et riche et marié à une belle héritière, n’oublie pas tout à fait ta Clémentina, qui priera la Madone pour le salut de ton âme ». Elle me faisait de la peine, grondée, bousculée, battue dans la maison et ayant comme espoir le mariage avec un valet qui lui prendrait son argent. En fait elle trouva une issue bien plus heureuse, ainsi que je l’appris tout à fait par hasard plus tard d’un Vénitien, ouvrier à Rome et qui faisait une réparation dans ma maison. Elle épousa un petit fonctionnaire, douanier ou scribe de la Sérénissime12. C’étai un homme adroit et le ménage devint aisé et même bourgeois. Pots de vin d’un côté, flatteries et démarches bien calculées de l’autre, si nécessaire intervention de la charmante et facile Clémentina, -le ménage fit son chemin jusqu’à un poste très conséquent dans l’administration de la sérénissime, avec petit casino et grand jardin sur les bords de la Brenta, sans compter la grande maison à Venise.

         J’embrassais Clémentina pour la faire taire et la caressais tendrement pour que ses gémissements de volupté vinssent remplacer son bavardage. Puis nous restions longtemps ensemble, sans bouger ni parler et la chandelle fumait jusqu’à n’être plus qu’un lumignon illuminant le rouge de l’édredon, tandis que les puissantes et sereines ombres de la nuit sortaient des quatre coins pour nous cerner et nous protéger. Dans  ces moments, je pensais non à Clémentina, humblement tassée et protégée contre mes hanches, la tête sur ma poitrine, mais au Caravage13 et à ce Français nommé La Tour14.

         Un soir survint un certain Bracheber d’Augsbourg pour prendre son repas et loger à l’auberge. C’était un musicien de passage qui venait se perfectionner en Italie. Il avait vu Sammartini15 à Milan, avait visité les écoles de musique de Bologne et de Padoue. Ce qui l’attirait à Venise c’était d’entendre jouer et chanter les pupilles du célèbre orphelinat de Venise et si possible de prendre langue avec leur maître, d’en tirer quelques leçons ou du moins d’acquérir par observation directe le plus qu’il se pût de cette manière. Après dîner il nous joua sur son violon des compositions dont celles d’un certain Haendel, du Brunswick16, mais qui avait  suivi à Londres son duc devenu roi, me charmèrent particulièrement. Je le préférai à Bach que notre Allemand joua ensuite. Il avait passé plusieurs mois ou même années à Mannheim, où il avait travaillé avec les fils de ce Bach, musiciens aussi. Mais Vivaldi, qu’il attaqua ensuite me ravit aux nues: « Voilà, dis-je, le langage des dieux. Ah, si je pouvais le peindre ».
« Tu le peux. » dit Spengler.
« Comment cela ?» fis-je.
« En sachant bien ton métier. Le tableau est une musique qui se répand dans l’espace, au lieu de se dérouler dans le temps, une mélodie immobile. La symphonie est une peinture en mouvement qui se sert de la durée et non de l’étendue. »

         Cela me sembla très métaphysique, pédant et bien dans le goût de Spengler qui lisait Platon et Descartes, Leibniz et plusieurs autres philosophes de son pays et  d’ailleurs. Il me vantait souvent Platon et son Banquet. Je l’ai parcouru plus tard et j’ai compris alors sa préférence pour cette œuvre où éclate l’amour des garçons mais qui, loin de s’en tenir là, va bien au-delà vers une admirable interprétation de la beauté. Je laisse à Spengler Alcibiade17 et je prends pour ma part Diotime18.

         « Tous les arts sont un, intervint Ordinati. Ils sont les manifestations matérielles de l’Idée du Beau. »

         « Le jeu de cartes est-il un art ?», demanda narquoisement Spengler 

         « On dit bien art de la guerre, art du chirurgien, art du médecin. Comme le premier, je dois me servir de feintes et de ruses et disposer au bon endroit de bonnes troupes, j’entends mes figures et mes as. Comme le deuxième, je coupe et retaille l’excès, non de chair, mais d’argent et comme le troisième je sais promettre et donner à la fin, devant un désastre qui m’enrichit, de bonnes paroles qui apaisent d’habitude tout le monde. »

         Ordinati haussa les épaules, sourit et tous, jeunes comme nous l’étions, nous éclatâmes de rire.

         Cette tendance grecque de Spengler nous amena quelques ennuis. Une nuit nous fûmes réveillés par des bruits de meubles bousculés et renversés, des cris, des vociférations et des injures. Je me précipitai hors du lit, la chandelle à la main, et ouvrant la porte, rencontrai mon voisin, en chemise de nuit et la flamme au poing comme moi. En plus il s’était par précaution muni d’un couteau. Un homme que je ne connaissais pas, hôte d’une nuit, était arrivé avec deux pistolets d’un très bel ouvrage. Ordinati accourut, quelques instants après. Il venait de rentrer, il était en tenue de gentilhomme sous son domino, son loup rabattu, autour du cou et il avait dégainé son épée. Le dernier, le patron, apparut avec un grand maillet de bois. En bas de l’escalier on devinait les ombres agitées et affolées de la patronne et de Clémentina qui poussaient des exclamations étouffées. Ordinati et moi entrâmes dans le réduit de Spengler d’où provenait tout ce fracas. Le spectacle nous figea sur le seuil de la porte. Notre ami, nu se battait contre deux jeunes vauriens, également nus, cherchant qui à l’assommer, qui à l’étrangler et s’efforçant tous deux de le museler. La scène était éclairée par la lumière rougeâtre d’un bout de chandelle dégageant une longue et malodorante torsade de fumée. Haut placé sur une armoire, ce lumignon avait échappé au choc de la bataille, avec ses ressauts noirs et ses reflets rouges, il donnait à la scène, tant par son esprit que par son expression pittoresque, tous les caractères d’une grande oeuvre du Caravage. Je me précipitais pour chercher mon cahier d’esquisses afin de crayonner ce combat de guerriers nus, - les deux loustics étaient fort bien proportionnés, - et plaquer en noir et blanc ce jeu d’ombres qui me ravissait, mais qui était difficile à capturer. Mes compagnons me grondèrent de ne pas les aider à séparer les combattants. Je me mis à l’affaire et je goûtai un certain plaisir à maîtriser et fesser vigoureusement les deux gamins nus qu’Ordinati asticotait de la pointe de son épée. Puis nous les jetâmes à la porte, meurtris, couverts et striés de bleus, geignants, avec leurs haillons par dessus eux. Heureux encore pour eux qu’ils ne fissent pas le plongeon dans le canal, qui, situé à deux pas de la porte, était heureusement précédé d’un petit fondamenta19. Ils se relevèrent vite, ramassèrent leurs chiffons et s’éclipsèrent en courant, véloces et silencieux comme des chats. J’ignore pourquoi Spengler s’était pris de querelle avec ses « modèles ». « A la fin ils n’étaient plus satisfaits du prix que je voulais leur payer pour la pose et je pense aussi que d’emblée ils songèrent à m’assommer et à me dévaliser ». Au mot de pose, nous rimes de bon cœur. Mais il haussa les épaules et continua : « Ils m’ont accosté près du Rialto. Comme ils ont reconnu en moi un allemand, ils ont dû me croire plus grand seigneur que je ne suis. Ma chambre les a déçus, cela se voyait et je sentais aussi qu’ils préparaient un mauvais coup car ils se murmuraient l’un à l’autre des mots rapides et d’un coup bondirent sur moi ». Toute cette histoire n’était pas très claire et l’essentiel paraissait manquer. Quoiqu’il en soit, Spengler eut plus de chance à Venise que son compatriote, le célèbre Winckelmann20 à Trieste.

         Souvent aussi j’essayai de croquer les scènes de la rue comme cette vieille causant avec une autre ancienne aux marches du pont du Rialto qui poussa subitement un rire que je pris d’abord pour le croassement d’une sous variété de corbeaux qui reste encore à créer. Ce brutal accès de gaieté déforma soudain tout son visage dans une grimace presque inquiétante qui cessa brusquement et sans raison apparente avant qu’elle se remette à échanger des banalités avec sa compagne mais je m’appliquais à reproduire cette fugitive et si impressionnante grimace. J’avoue volontiers avoir été assez influencé par les gravures de Callot21, le Nancéien, et j’ai beaucoup étudié sa manière mais plus que ce véritable catalogue microscopique des attitudes humaines que présente sa « Foire de l’Impruneta » je préfère  la description d’un caractère isolé et bien typé au point parfois d’être plus une caricature qu’un portait comme le sont ses « Gobis ».

         Je ne fréquentais guère de personnes présentables, hormis ceux de ma profession, car à Venise j’étais sans relations et pauvre. Certes avec  le domino et la bauta, chacun pouvait s’introduire partout, mais il fallait au moins avoir une mise convenable.
J’avais trop de soucis d’argent. Mes employeurs me payaient mal et j’étais obligé de faire souvent d’autres métiers que la peinture, d’autant plus que mes œuvres ne se vendaient guère encore sinon à fort bas prix. Je fréquentais de petites gens, le menu fretin qui lutte pour survivre, école du vice plutôt que de la vertu, mais aussi quelques honnêtes artisans et des personnages sans portée mais de raison, souvent diserts, érudits ou fort bons observateurs du spectacle de leur ville qu’ensuite ils aimaient analyser et critiquer, assis pendant des heures devant leur tasse de café ou déambulant interminablement en long et en large sur les Procuraties nouvelles. Plus loin était le théâtre de la Fenice où l’on se rencontrait et où l’on causait aussi. Mais pour cet endroit, ils n’avaient pas assez d’argent. Le plein air leur suffisait, à deviser, à deux ou à trois, du passé et du présent, du grand et du menu de Venise. Je me joignis très souvent à ces bourgeois et je n’y perdis pas mon temps.

         Dans ces tout-débuts de ma fréquentation de la Sérénissime, j’eus aussi une relation avec une petite catin. Par son âge et son origine paysanne elle me rappelait Mariette que je n’avais et ne pouvais pas oublier. Combien de fois ai-je cherché dans la vivacité d’un regard, dans la moue d’un sourire, dans un geste esquissé le reflet de celle que je croyais non sans remords devoir appeler mon « premier amour » ? Mais Teresa était maladroite en tout, elle vivotait par la grâce de petits clients de passage, de quelques vieillards pervers fort empêchés d’être exigeants et surtout par l’aide qu’elle apportait  à de grandes courtisanes pour des pratiques peu ragoûtantes ou de la figuration. Quand j’allais la voir, elle venait souvent de rentrer avec son maigre gain, meurtrie jusqu’à être blessée, écœurée, et elle ne demandait plus qu’à dormir. Elle se déshabillait, se jetait sur le lit à mes côtés et elle était si lasse qu’elle s’endormait d’un coup comme un petit enfant. Je la laissais faire et je regardais cette gamine, menue et frêle, au corps pauvre et mal nourri, battu depuis l’enfance,  s’évader dans le puits noir d’un sommeil lourd et trop court, souvent agité de soubresauts, gémissements, mouvements, paroles plaintives et gestes de défense. Dans le demi-jour de la pièce, je me levai doucement, afin de ne pas la réveiller, allai chercher mon matériel et mon carnet d’esquisses qui ne quittaient pas mes habits et je dessinai pour une mine de plomb cette image de la misère cruelle illustrant la méchanceté bestiale des hommes. J’ai fait ainsi plusieurs croquis d’elle en cet état, mais en les gardant pour moi, ne m’en servant pour aucun tableau, tant cet abandon au sommeil me semblait un acte qu’il eût été sacrilège de troubler ou de révéler. A son réveil, elle était honteuse de n’avoir pas fait son office, d’avoir négligé une pratique, ce qu’elle considérait, catholique et très bigote, comme une malhonnêteté et un vol commis sur le chaland. Elle m’était attachée à la manière dont ces filles peuvent l’être à qui n’est pas leur coquebin22 et elle fut sérieusement attristée quand je lui fis mes adieux au départ de Venise, car j’avais tenu à la retrouver et à lui apporter un petit cadeau, léger comme ma bourse. Elle le comprit fort bien. Elle me récompensa par une joie qu’elle manifesta innocemment, m’embrassa comme une sœur et, preuve de son affection, ne pleura pas en me reconduisant quoique des larmes affleurassent le bas de ses paupières. « C’est gentil à toi Nicolo, je ne pensais plus te revoir. Nous ne pouvons avoir la journée ensemble, hélas; je suis appelée chez la grande Bianca, mais reste un moment. Je chauffe un peu de café, ne pars pas, reste encore. » J’étais moi-même sur le départ; nous ne pûmes avoir qu’un quart d’heure pour ne rien se dire, mais elle me regardait et je lui serrais la main. Puis je me levai, l’embrassai encore, lui glissai quelques sequins qui faillirent la fâcher, mais elle était si pauvre et moi si insistant et aussi caressant que possible. La porte refermée, m’étant, le cœur lourd, attardé sur le palier, je crus entendre des sanglots, je m’éloignai discrètement. J’ignore ce qu’elle est devenue. Sa hantise était de finir dans un canal et de ne pas reposer en terre chrétienne. J’espère qu’au moins ce vœu, le destin le lui aura accordé.

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